Les rats s'avérèrent en effet d'une bien, bien étrange compagnie. Sofi, en apparence pleinement remise du dernier éveil de sa seconde bouche, chercha à apprendre des rongeurs l'importance de l'énigme qu'ils leur avait posée. Sa détermination dura aussi longtemps qu'elle le put, mais devant le refus catégorique des rats à débattre sur ce sujet, la Paria se résigna à simplement accepter d'être « du bon côté de l'énigme. »
En fait, elle se tut pour de bon quand le premier chef rat, celui au comportement maniaque, lui répondit d'un ton incisif : « Comprendre les ennemis, c'est s'associer aux ennemis. »
Ne sachant pas s'il s'agissait d'une mise en garde ou d'une menace, Sofi jugea préférable de cesser toute recherche de débat.Rebecca, quant à elle, avait depuis longtemps tourné son attention vers le gigantesque édifice de roche vers lequel se dirigeait la troupe. Il s'agissait de la tête couronnée d'une prodigieuse statue. En partant de la pointe de son diadème crénelé jusqu'à sa mâchoire carrée à moitié enfouie dans le sol des landes, la sculpture taillée devait égaler bien des montagnes. Son regard minéral portant vers le Nadir, son visage peint par le givre était ainsi éclairé par Soleil.
Les interrogations restées sans réponses à propos des Bâtisseurs revinrent à la chanteuse. Que pouvaient gagner ceux qui construisaient de telles œuvres ? D'autant qu'elles avaient l'air d'être le travail de plusieurs vies, acharnées à bâtir des cités ou des statues dont le sens était désormais perdu. De la grandeur passée qu'on leur devinait, il ne restait plus guère que la taille...Craignant la réaction de leur escorte, ni Sofi ni Rebecca n'ajouta un mot après la sèche réplique du chef. Seul le silence du vent se permettait de siffler sur les landes.
Cela dura longtemps. Des dizaines de couplets de l'Hymne tournèrent dans la tête de la chanteuse, qui avait lâché Alif dans les cieux.
Zivète refusait de rejoindre ses confrères, et occupait sur l'épaule de Rebecca la posture d'un naufragé observant depuis son radeau la férocité des flots.Ils avaient parcouru les deux tiers de la distance qui les séparaient de la statue quand un rat arriva de l'Ouest -vers où ils allaient.
Les deux chefs le reconnurent, l'encadrèrent, et écoutèrent avec attention ses couinements de rapport. Quand l'éclaireur eut fini, les chefs se concertèrent d'un regard, et le second - celui à l'oreille mitée - se dressa devant sa horde.« Mes amis ! lança-t-il avec force. Devant nous avancent des menteurs, des faux-diseurs ! Que la vérité vainque à travers nos crocs, et que le mensonge se taise à jamais ! »
La meute de rats reprit à l'unisson la dernière phrase, mais uniquement avec les couinements aigus qui étaient leurs mots. La tonalité et la mélodie du slogan galvanisant étaient conservées, mais c'était bien là tout ce qui en restait.
Les deux marcheuses échangèrent encore quelques regards intrigués.
Aussitôt, les rats ruèrent en avant. La pellicule de neige qui couvrait l'Exode les ralentissait un peu, si bien que Sofi et Rebecca n'eurent qu'à marcher un peu plus vite pour rester à proximité du groupe. Mais pour les rongeurs, c'étaient là des efforts acharnés contre un Froid adapté à leur hauteur.
Une longue heure s'écoula à cette cadence sans que la horde ne faiblisse, ni qu'ils ne croisent quoi que ce soit. Sofi avait demandé ce qui se passait, sans bien plus de succès qu'auparavant.La bataille se déclencha soudainement. La horde, lancée à vive allure, déferla à travers un autre groupe de rongeurs, qui avançaient tranquillement. Les deux Sapiens ne les avaient pas distingués dans le manteau de neige.
Se jetant crocs en avant, les attaquants massacrèrent avec hargne leurs semblables pendant les premières secondes de surprise.
À l'arrière marchaient les nouveaux-nés, à peine plus grand que le manteau de neige. Leurs crânes furent broyés et leurs cous rompus par les mâchoires assoiffées de sang des agresseurs.
Quelques rares attaqués eurent l'occasion de riposter, mais aussitôt trois assaillants supplémentaires leur tombaient dessus et le réduisaient en charpie.La violence fut insoutenable aux yeux de Rebecca, laquelle contint une profonde nausée. Le spectacle macabre n'épargna pas non plus Sofi, assistant à la boucherie sans réellement y croire.
Bientôt les assaillis battirent retraite, s'élançant pour leur survie dans toutes les directions. Le plus gros de leur troupe fuyait plus précisément vers la minérale figure du roi titan.
Sans même profiter un moment de leur victoire, les deux chefs du carnage ordonnèrent de se lancer à la poursuite de leurs ennemis.« Que le mensonge se taise à jamais ! » brailla le rat maniaque. Il fut de nouveau repris par une cacophonie de couinements cruels, tentant de recopier les paroles de leur maître.
« Mort aux menteurs ! » ajouta le second, déjà galopant, une salive mêlée au sang écumant ses lèvres, vers les rescapés.Sofi se rendit alors compte, en scrutant le petit champ de bataille jonché de corps mutilés, abandonné par les rats dont la soif de sang ne s'était pas étanchée, de ce qu'il lui aurait couté d'être du « mauvais côté de l'énigme. »
Et également ce que lui aurait valu ses questions si elle avait insisté.
Tout cela parce qu'elle avait placé le Matin à l'Est - ou à l'Ouest, elle ne savait même plus ce qu'elle avait répondu.« Sont-ils complètement fous ? lâcha Rebecca, encore étranglée sous le choc.
— Tu penses qu'on peut... les en empêcher ? » demanda lentement Sofi.
Rebecca ne répondit pas, les yeux rivés vers la tête de la statue, où se poursuivrait la tuerie.
La meute était déjà si lointaine, si compacte, composée d'individus si petits et à ce point couvert de la fourrure du Froid qu'elle sembla être une vague de marée mouvante, un mirage glissant à la poursuite de l'horizon.

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L'Exode Blanc
Fantasia« Régie par la louve cruelle qu'est le Froid, La nuit impose à tous un silence de velours. Sous l'Égide de l'Œil marchent sans fin ses proies, Intouchables en Nadir, comme dans tout le jour. Les couleurs sont absentes, et l'horizon un but Que le do...