« Elle respire encore, je te dis !
— Et alors ? C'est une marcheuse du Chant, et les chanteurs n'ont rien à nous apprendre. Laissons-là ici, elle se réveillera - si elle se réveille - et marchera vers sa meute, comme ils savent tous si bien le faire. »
Les deux marcheuses solitaires contemplèrent encore un moment la troisième, effondrée dans la neige, au beau milieu de nulle part. Un rapace, traçant de larges cercles au dessus de sa maîtresse, les avait menées jusqu'à cette dernière. Une très faible vapeur s'échappait de sa bouche ; elle respirait à peine, emprise de grelottements à cause des assauts incessants du froid.
L'une des deux qui avaient trouvé le corps, accroupie comme au chevet d'un proche, tâchait de s'assurer que l'inconsciente ne perdait pas ce qui lui restait de vie. Ses longs cheveux lâchés se balançaient au gré des souffles, capturant des grappes de flocons au creux de ses fins filins de soie, encadrant un visage ovale et ingénu épris d'une compassion candide.L'autre ne portait absolument pas le même regard sur la Chanteuse évanouie. Elle préférait s'attarder sur la sacoche, sur le gant de fauconnier, sur le filet empli d'œufs, sur ce weta épaté à l'air ahuri...
Elle-même ne portait que des laines épaisses, un vieux bonnet et une pauvre cape élimée pour se protéger des morsures du froid. Une certaine avidité s'afficha sur son visage mutin bien que renfermé. Ses cheveux, un peu plus courts que ceux de sa camarade mais bien plus touffus, devaient jouer un rôle dans le voilage de ses sentiments, puisqu'ils masquaient un pan entier de son visage.
« Dis, Yuno... Quitte à la laisser ici, on pourrait lui prendre quelques petites choses... proposa-t-elle à sa compagne en s'accroupissant pour mieux lorgner son butin.— T'y penses pas sérieusement ? s'en offusqua sa camarade. Elle a aucune chance de s'en tirer si on l'abandonne !
— Raison de plus pour se servir, non ? »
La dénommée Yuno ne répondit pas, se contentant de scruter les moindres détails du visage endormi de cette malheureuse femme. Elle avait l'air jeune, encore, et n'avait rien dû connaître d'autre que le Chant du Nadir... qui l'avait sans doute rejeté, pour n'importe quelle raison arbitraire. Elle releva, dans son observation, un potentiel indice quant à ladite raison.
« Regarde sa main, indiqua Yuno.— Oui, j'ai vu le gant, mais qu'est-ce que...
— L'autre main. » précisa-t-elle en la désignant d'un léger coup de menton.
Sa comparse scruta un moment le membre, sans comprendre. Puis elle réalisa pleinement ce que le ruban enroulait.
Elle s'écarta vivement, une expression de surprise déformant son visage. La moue que Yuno lui jeta alors valait toutes les supplications du monde.
« Je sais ce que tu vas me dire, et c'est hors de question ! prévint catégoriquement son amie.— Si elle reste seule, elle...
— Je sais ! coupa l'autre. Eh bien... elle trouvera d'autres gens ! Ou alors elle se laissera engeler, et elle sera très heureuse comme ça !— Tu sais très bien que non... » rétorqua faiblement Yuno, à peine assez fort pour que sa camarade puisse l'entendre.
Cette dernière se tourna, l'air courroucé, et commença à marcher vers l'Ouest pour suivre la course de Soleil. Quelque chose dans sa démarche, et dans ses petits yeux jetés par dessus son épaule, sous-entendait qu'elle attendait que son amie abandonne la Chanteuse à son triste sort et la suive sans plus de questions.Yuno demeura profondément résolue, caressant la peau de l'inconsciente; elle avait presque perdu toute chaleur.
« Sofi, interpela-t-elle en restant à genoux, une engelure n'est pas une chose qui se combat seul. Si tu veux avoir le sort de cette fille sur la conscience, libre à toi.Sa camarade s'arrêta dans sa marche, mais fit mine de ne pas avoir entendu.
— À quoi ça sert de marcher si ce n'est pas pour rencontrer de nouvelles gens ? insista Yuno, un peu plus fort.
Sofi commença à trépigner sur place, exposant le plus clairement possible son exaspération. Puis elle se retourna vers le corps, levant les yeux au haut-ciel, et traversa à nouveau les traces de ses pas dans la neige.
— Soit, siffla-t-elle en s'asseyant en tailleur face à Yuno. Mais je préfère prévenir maintenant : on la ramène au Chant et pis c'est marre. Je ne veux pas que qui que ce soit n'ait à nous subir. Est-ce clair ? »Son amie acquiesça, soulagée. Sauver cette marcheuse allait l'empêcher de conjecturer les pires scénariis possibles quant à son futur. Être sûre de savoir ce qui se passe valait pour elle un soulagement absolu, comparé aux théories qu'elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer.
« J'allume le feu. » informa sèchement Sofi, tirant sa compagne hors de la contemplation de la Chanteuse endormie. L'œil de Soleil brillait encore pleinement, mais sa lumière ne portait aucune chaleur jusqu'à elles.
Et un Soleil, minuscule mais infiniment plus chaleureux, se mit à vaciller au cœur des landes vides de l'Exode.
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L'Exode Blanc
Fantasy« Régie par la louve cruelle qu'est le Froid, La nuit impose à tous un silence de velours. Sous l'Égide de l'Œil marchent sans fin ses proies, Intouchables en Nadir, comme dans tout le jour. Les couleurs sont absentes, et l'horizon un but Que le do...