9. Parias

24 8 2
                                    

Yuno était hors de danger, du moins pour le moment. Ce qui restait de son bras avait été méticuleusement enroulé dans un bandage imbibé de baumes, et ses esprits semblaient revenir peu à peu. Elle n'était cependant pas encore en état de marcher, et demeurerait portée sur civière par ses deux camarades pendant encore quelques temps.

Comme l'avait précisé le chirurgien sifal, les pieuvres étaient bien plus lentes que les marcheuses sapiens, qui dépassèrent vite la tribu pour avancer seules sur les plates landes de l'Exode. Rebecca songea qu'elles n'avaient même pas demandé le nom du Sifal, si tant était que les poulpes portaient un nom.
L'œil de Soleil flottait encore au bas-ciel. Rattraper le Nadir demanderait des journées entières de marche à pauses écourtées. Et les journées s'annonçaient longues, avec la convalescence de Yuno.

Cette dernière s'éveilla lentement, encore frigorifiée. La première chose sur laquelle le regard de la blessée se posa fut le museau frémissant du rat Zivète. Un brusque mouvement de recul fit bondir le rongeur en arrière avec un couinement, puis la marcheuse laissa le temps à son cœur de s'apaiser. Le dos de Sofi lui faisait face, tandis que le visage soulagé de Rebecca la surplombait par derrière.
Elle grommela douloureusement en tentant de se redresser, mais l'appui droit sur lequel elle comptait s'appuyer lui fut difficilement accessible, puisque le bras correspondant était écourté.

« Qu'est-ce que... ? bégaya-t-elle en relevant son moignon bandé.

— Réveillée ? lança Sofi depuis l'avant. Tournée dans le mauvais sens, elle ne put pas voir son amie essayer de mouvoir une main qui n'existait plus. En revanche, elle sentit le brancard se libérer d'un poids considérable, juste avant d'entendre un son de chute étouffé par la neige.

— Je vais bien ! aboya l'estropiée en rejetant l'aide que ses camarades paniquées souhaitaient lui offrir.
Elle se leva seule, titubante, et réussit à se tenir à peu près debout, son regard incrédule encore porté sur ce qui ne restait plus de son membre.
— C'est juste que... plus rien ne sera comme avant, souffla-t-elle en l'observant sous toutes les coutures. Une larme unique perla sur sa joue, puis elle ôta son bras de sa vue.

— Tu penses que ça ira ? demanda Sofi, aussi peinée qu'impuissante face à la situation.

Yuno se força à acquiescer, puis se tourna vers le Nadir pour fuir le regard de ses deux camarades.
— Il nous reste de la route à faire ! » s'écria-t-elle, faussement engouée.

Même s'il ne s'agissait que d'un détournement de sujet très peu subtil, elle avait tout de même raison. Soleil n'attendait personne, et elles étaient déjà bien trop proches de la nuit. Elles se remirent en marche après avoir rangé la civière, Yuno en avant, suivie des deux autres, assez anxieuses au sujet de leur amie.
Une longue distance fut parcourue sans qu'aucun mot ne soit prononcé. L'Hymne lui-même avait cessé de résonner en boucle dans l'esprit de la chanteuse, qui ne savait plus vraiment quoi croire ni penser. Yuno brisa le silence d'une manière assez directe, comme si elle avait lu dans les troubles de sa camarade.

« Au final, tu comptes rester avec nous ou retourner au Chant, Rebecca ?

La question prit la chanteuse de court, mais eut le mérite de poser des mots très clairs sur la situation. Mais elle attendait une réponse tout aussi claire, que l'intéressée ne fut pas capable de donner, même après un bafouillement pensif.
— Je ne sais plus, admit-elle simplement. J'aimerais retrouver les miens, mais sans forcément me fermer aux secrets de l'Exode qu'il me reste à découvrir. D'autant que le Chant protège de la nuit... »

Yuno se retourna, sans pour autant arrêter de marcher vers le Nadir. À reculons, et face aux deux autres marcheuses, elle adopta un ton bien plus grave. Elle n'avait plus rien, ni dans le regard, ni dans l'attitude, de l'ingénue attentionnée que Rebecca avait rencontré seulement deux journées plus tôt. Ce qui avait été perdu en émerveillement et en candeur avait vite été remplacé par une très froide fermeté. L'incident des ruines devait sans doute jouer un rôle dans ce changement, mais Rebecca n'avait que trop peu connu la marcheuse avant cela.

« Si tu comptes rester, il faut que tu saches quelques choses à propos de Sofi et de moi-même, informa Yuno en conservant sa marche à l'envers. Après, et seulement après ça, tu pourras faire ton choix.

— Ce n'est pas quelque chose dont nous sommes particulièrement fières, fit amèrement remarquer Sofi à l'attention de la chanteuse. Nous te demandons donc de ne pas prendre cela à la légère, d'accord ?

Rebecca acquiesça, inquiète du sujet de ces aveux soudains.

— Le Froid n'est pas seulement une entité meurtrière, lui expliqua Yuno. Il ne se contente pas de cerner le jour et d'engouffrer dans la nuit ceux qui ne marchent pas assez vite. Il corrompt la chair pour la modeler selon ses désirs, et susurre à l'âme de le rejoindre. C'est ce qui arrive à celles et ceux que l'on appelle Touchés par le Froid, ou plus simplement Parias.

— Les Parias qui laissent le Froid leur parler et qui suivent ses conseils ouvrent la porte à plus d'influence encore de sa part, continua Sofi tout aussi gravement. C'est un cercle vicieux qui en a dévoré plus d'un, et dont on ne peut pas s'en sortir seul. Malheureusement, le Chant du Nadir n'aborde jamais ce sujet, et marginalise les Touchés.

— Chaque marcheur touché par le Froid est infecté d'une manière unique, et aucun ne le vit de la même façon qu'un autre. Un détail, cependant, permet de reconnaître les Parias. Une marque physique, la cicatrice des crocs du Froid sur le corps...

Yuno laissa un long moment, fixant le sol de neige, avant d'enfin annoncer ce qu'elle avait à dire.
— ...une Engelure. »

Rebecca, qui jusqu'ici écoutait d'une oreille plus qu'attentive, cessa soudainement sa marche. Ses yeux grands écarquillés dévisagèrent ceux de Yuno, dans l'espoir d'y trouver une quelconque consolation. Elle ne vit à la place qu'une profonde désolation.
« Le... le Chant exile les Parias, c'est ce que tu as dit ? demanda Rebecca, des larmes s'accumulant sous ses cils et enrouant sa voix.

— Ce n'est pas systématique, rattrapa Sofi, sincèrement désolée, en posant sa main sur l'épaule droite de la chanteuse. Cette même épaule qui portait une main à laquelle il manquait deux doigts, cachée sous des bandages gelés.
Une engelure n'est pas forcément signe du toucher du Froid, de même que le Chant ne t'a pas obligatoirement rejeté; c'est simplement que... il faut que tu saches que Yuno et moi sommes également Parias. Donc, si tu as besoin de parler de quoi que ce soit... tu n'es pas seule. D'accord ? »

Rebecca ne répondit rien, scrutant sa main momifiée comme s'il s'agissait d'une relique du Froid lui-même. Un milliard de questions tournaient dans sa tête, et elle était incapable de dire si ces pensées venaient d'elle ou des murmures insidieux d'un Froid manipulateur. Peut-être que tout ceci ne la concernait pas ? Peut-être n'était-elle déjà plus qu'un pantin dans ses griffes...
Chacune des réflexions sur l'Hymne, sur l'espoir et sur le sens véritable de l'Exode lui semblait à présent être de pâles mensonges, des pensées venant d'un autre et écrites dans son esprit pour la mener sur le chemin qu'il lui préparait. Le Froid rédigeait-il son destin dans les fractales de ses flocons de neige ? Depuis quand n'était-elle plus "elle-même", si tant était que ces mots aient jamais eu un sens ?

Tant et tant de questions, comme autant de rafales de vent glacial, lacérèrent son esprit. Les murmures et soupirs étaient devenus des aboiements; des aboiements de glace harcelant sa sanité et engloutissant ce qu'elle pensait être son identité.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant