14. Rudot

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« Quelque chose me dit qu'elle connaît déjà le mot Angelé, mais que ce n'est pas ce à quoi elle pensait. » souffla Erzira à ses deux compagnons.

Yuno observait les trois compères d'un œil horrifié. Étrangement, leur physique n'y était toujours pour rien dans ce regard nouveau; la faute revenait au nom que la harpie avait prononcé. Les Engelés étaient dans son esprit des marcheurs adoptés par le Froid et changé en monstres, ce qui correspondait bien aux trois individus profondément personnalisés aux goûts de la nuit. Pourtant, ces derniers semblaient doués de parole, de réflexions et même de sentiments. Ils étaient bien différents des bêtes sauvages assoiffées de chair et de chaleur qui lui avaient arraché le bras dans les ruines...

« Dis-nous, commença l'être étiré à la fois en longueur et en avant que l'oiseau avait nommé Rudot. Sa voix était faible et fatiguée, portant tout de même un ton moqueur et défaitiste.
Quel diptyque penses-tu avoir ?
— Elle doit pas connaître les diptyques, fit remarquer Erzira du haut de son perchoir malsain, avant même que Yuno ne puisse poser la question.

Rudot se redressa. Son dos courbé était déjà grand, mais la hauteur atteinte une fois tendu imposa bien plus.
— Le diptyque tel que nous le définissons est un ensemble de deux idées contraires, expliqua l'homme élancé d'une voix monotone. L'une des idées est reliée à Soleil, et l'autre est liée au Froid.

— Comme chez les Sifals ? demanda la marcheuse.

— C'est l'un des leurs qui nous a enseigné cela, oui. En clair, la voie de Soleil pose ces questions : pourquoi marchez-vous sans fin vers l'horizon ? Qu'est-ce qui fait que vous n'abandonnez pas la marche - à comprendre, abandonner la vie ?

— Mais... tout le monde marche pour les Couleurs ! répondit Yuno, qui ne comprenait pas quelle autre réponse on pouvait donner à la voie de Soleil.

Rudot la dévisagea de ses orbites vides et gelées. Il subit un soubresaut, puis un autre, mais ne put contenir plus longtemps son fou rire. Son dos se tordit en arrière, sans la moindre consistance, et de sa voix presque éteinte jaillissaient des éclats de moqueries acerbes qui touchèrent Yuno aussi fort que ne l'auraient fait les pires des insultes.
— Tu n'y crois tout de même pas sérieusement ? s'esclaffa le marcheur maigre en se voûtant à nouveau en avant.

— Si, assura la Paria en lui lançant un regard colérique.

— Soit, d'accord, admit Rudot en essuyant les perles de glace que ses yeux avaient sécrété. L'on va donc admettre que Soleil est pour toi la voie de l'espoir et des rêveries irréalistes,
— Mais je...
— Quand à la voie du Froid, tu peux la trouver en cherchant la réponse à cette question : Pourquoi as-tu abandonné Soleil pour t'enfoncer dans la nuit ?

La marcheuse, toujours un peu outrée de l'attitude narquoise de l'Angelé, prit tout de même le temps de se calmer avant de répondre.
— Je veux des réponses. Voilà tout.

— On a donc un diptyque Espoir - Réalité pour notre jeune demoiselle. Reste à savoir le prix que tu es prête à payer pour obtenir ces réponses.

— C'est-à-dire ?

— Le Froid t'apportera toutes les réponses à tes questions, pour peu que tu le laisses t'aider, expliqua Erzira. Si tu refuses son aide, il ne pourra rien te faire.

— Est-ce que cela signifie... être comme vous ? Physiquement, je veux dire...

— Regarde-nous mieux, marcheuse, intima la harpie. - Yuno obéit difficilement, son regard cherchant à fuir l'image des monstres. - Le Froid a fait de nous ce que nous sommes vraiment. Il nous libère de nos propres mensonges. Je rêvais de liberté et d'indépendance, et me voici munie d'ailes.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant