16. Yuki-Onna

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Alithea. C'était le nom qu'avait donné l'Angelé déformé par le Froid, défiguré à sa propre demande.

Jamais les landes de l'Exode n'avaient paru si vides aux yeux de Yuno. De lointaines collines, à peine ondulées, étaient le seul relief de ces plaines enneigées. Bien qu'elle retournait sur ses pas, la marcheuse ne distingua pas les gigantesques ruines où elle avait perdu son bras - et sans doute sa raison. D'autres semblaient l'avoir remplacée entre-temps.

Tous les quelques mètres, elle fuyait l'œil spectral qu'était son nouveau guide pour jeter un regard en arrière, vers l'Œil qu'elle avait si longtemps suivi. Chaque regard était comme une excuse, une demande de pardon envers Soleil. À chaque fois, pendant de longues secondes, Yuno cherchait l'approbation de l'ancien guide. Il lui semblait que l'astre s'était arrêté pour elle, attendait qu'elle revienne vers lui. Qu'Il lui offrait encore une chance, et que jamais Il ne l'abandonnerait.

Puis chacun reprenait son chemin, s'éloignant l'un de l'autre.
Les voix qui l'avaient noyée au plus profond de la nuit ne lui parlaient plus. À la place, ces souffles glaciaux se contentaient de la mordre, et de dessiner à nouveau sur le pelage du Froid ces fines striures d'argent.

Au départ, les murmures traçaient des courbes fines et sinueuses, et chacun des croisements de ces délicats tracés résonnait comme un dialogue entre les sifflements.
Mais peu à peu, le vent gagna en force, et sa voix s'imprégna de colère. Les dessins se faisaient grossiers, débordant sur le graphisme élaboré des brises aiguës.

Yuno poursuivait sa marche, tentant de comprendre ce qui affolait ces vents. Deux hurlements fondirent sur elle, lui aboyant leur rage au visage. Mais la marcheuse comprit que ces vents se fichaient bien d'elle, qu'elle s'était simplement retrouvée entre deux souffles belliqueux s'entredéchirant.
Elle subit donc l'ire de cette rixe étrange, congelant la peau nue de son visage, déchirant les tissus les plus fragiles, et cristallisant les larmes de douleur avant même qu'elles ne coulent sur ses joues frigorifiées. Son bras scindé l'irradiait de cette souffrance à laquelle personne ne peut rien, remontant chacune de ses veines jusqu'à toucher son cœur.

Le paysage, calme et plat, avait disparu. L'Exode n'était plus qu'un large champ de bataille livré aux vents. La neige elle-même ne tenait plus au sol, et donnait aux bourrasques les plus fortes une forme physique.

Bientôt, ce furent des milliers de vifs rubans de glace et de lourds murs mouvants bâtis de tempêtes qui ravagèrent les landes et fouettèrent la marcheuse.
Des formes semblaient se condenser, formées par les cristaux. Des gueules hérissées de crocs, identiques à celle qui avait coûté un bras à Yuno, se dressaient dans les cieux, de la taille de ruines. Elles s'encastraient, les unes dans les autres, n'existant que pendant les quelques secondes accordées par les vents qui les portaient avant de disparaître dans le chaos.

À travers la mêlée qui la lacérait, Yuno crut distinguer d'autres formes psychédéliques. La plupart étaient des copies fantomatiques des bêtes des ruines, tandis que d'autres reprenaient la forme d'un faucon, par vent descendant, s'écrasant dans la guerre des vents, ou d'une main gigantesque, usant de ses doigts comme des pattes arachnides tout en pointant Soleil de l'index.

Les coups que donnaient les bourrasques portaient les griffes et les crocs du Froid, percutant la marcheuse au bord de la mort quand ils ne s'enfonçaient simplement pas dans sa chair. Des dents de glace d'une dizaine de centimètres mordaient la marcheuse jusqu'au sang, sans pour autant le laisser couler : elles semblaient au contraire changer ce sang en une glace atroce, qui fleurissait d'épines de cristal à travers les chairs de la marcheuse. Chaque bourgeon éclos provoquait une douleur pareille à un poignard chauffé à Blanc.

Les cris stridents que scandaient les vents, bien qu'ils ne lui étaient pas adressés, prenaient également part dans cette chaotique torture. Ils sonnaient comme une langue qui ne portait aucun message, uniquement une rage pure. C'était comme si les blizzards se hurlaient leur colère avec leurs propres mots, sans les artifices de la grammaire, car nul langage ne pouvait porter leur soif de destruction sans la travestir.
Encore une fois, quel qu'aie été son rôle dans ce carnage de vent et de glace, le Froid semblait donner à cette tempête plus de réalisme, plus d'honnêteté. La dure vérité face au merveilleux mensonge.

Le bandage givré qui enrobait son membre arraché se déchira d'un seul souffle, éclatant en cristaux les tissus salis dans les cieux, où ils se mêlèrent à la tempête.
Cinq petites cornes de glace s'étaient formées au bout du membre gelé. Alors qu'un nouvel éclat de rage se plantait dans le flanc de la marcheuse, celle-ci ne cilla même pas.
Immobile, elle observait son bras mort, ne prêtant même plus attention au cyclone de colère et de Froid. Elle pivotait cet appendice pour l'examiner sous toutes les coutures.

Comme si elle s'y attendait, elle tenta de bouger les doigts du bras qu'elle n'avait plus. Ce n'était pas une question de force, puisqu'aucun muscle n'était en jeu. Simplement de la volonté.
Les pointes grossières ployèrent, se fissurèrent lentement, puis obéirent avec fluidité au vouloir de Yuno.
Elle manipula curieusement ces tout nouveaux doigts en les agitant, un par un, deux par deux, en fermant et rouvrant ce poing. C'était comme si son bras n'était jamais parti, qu'il avait simplement été habillé par le givre. Comme une armure. Comme un gant.

Une rafale de flocons tranchants lui fouetta son bras de chair, entaillant de plus belle les restes de sa manche désormais couverte de la fourrure du Froid. Le bras gauche, intouché par la soi-disante corruption du Froid, était parmi les deux celui qui faisait le plus souffrir Yuno. Quel avantage y avait-t-il encore à conserver la pureté de la chair face aux bienfaits de la nuit ?

Avec cette pensée, la marcheuse sentit les racines de glace de son bras gauche s'y imprégner plus profondément. Cela n'était même pas désagréable; au contraire. Ainsi engourdi, la douleur se faisait moins sentir.
Sofi lui avait raconté ça, il y a longtemps. Bien avant Rebecca, et même bien avant que ces satanées voix ne lui susurrent de trouver des réponses au prix de sa vie. Elle lui avait raconté, après une de ses crises, que le Froid savait se montrer séduisant, mais que l'on regrettait toujours, en fin de compte, de s'être soumis à lui.
Sur le coup, Yuno ne voyait pas le mal. Ce n'était qu'un bras, après tout, et cette tempête de rage la faisait terriblement souffrir. Elle n'y trouva même que des avantages.
Mais Sofi lui avait dit les mots de sagesse qu'elle-même, bien plus tôt, aurait voulu entendre dans cette situation.

Entre deux hésitations, elle assembla l'entièreté de sa volonté et de ses forces, et frappa son membre de glace avec son bras resté pur, bien que sans cesse lacéré.
Des fissures lézardèrent la patte du Froid et, avant que Yuno ne puisse revenir sur ce qu'elle venait de faire, eurent raison des griffes de glace, qui churent sans un bruit dans la neige.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant