15. Myos

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Depuis les aveux de Sofi sur sa nature partiellement corrompue, elle et Rebecca n'avaient que peu échangé. Une rapide discussion portant sur la gueule de glace de la Paria avait tourné court, tandis que les inquiétantes prémices d'un aboiement avaient commencé à gronder, remontant du Sud. L'esquisse d'un lointain édifice se devinait devant elles, à travers les vents.
Le Froid, de plus en plus envahissant, se glissait entre les deux jeunes femmes et couvrait toute tentative de dialogue par ses sifflements.
En effet, venant de l'Équateur, un gigantesque nuage de neige chaotique rampait sur les landes. D'ici une heure, il avalerait les marcheuses pour les harceler de ses hurlements. Et s'il devait finir par se taire, ce ne serait que pour recouvrer son souffle pour une prochaine fois.

Malgré cette menace inflexible maintes fois affrontée, Alif ne semblait pas vouloir regagner le confort de sa toile. Rebecca s'en inquiéta et chercha le rapace dans les cieux.
Elle le trouva sans mal, mais le comportement de la buse effraie tira l'ancienne chanteuse hors de sa monotonie. Alif traçait de larges cercles au dessus du sol, un peu plus au nord. C'était ce même signal qui avait mené les deux Parias à son corps abandonné au Froid quelques jours plus loin ; elle saisit donc toute l'importance d'un tel mouvement.
Elle fit part de ce constat à Sofi, encore refermée après son douloureux dévoilement, qui prit ces mouvements circulaires à cœur. Sans doute voulait-elle se racheter, pour quelque raison. Ou bien espérait-elle y retrouver Yuno.

Leur marche divergea donc du chemin initial, s'éloignant de l'Équateur et de son Nadir pour explorer la zone qu'indiquait le rapace. Aucun marcheur requérant un sauvetage ne jonchait le sol, ni aucun corps ni objet par ailleurs. Après des recherches plus approfondies, Sofi pesta contre la perte de ce temps crucial face aux menaces qu'étaient l'aboiement s'approchant et Soleil s'éloignant, tous deux aussi inexorables l'un que l'autre.

Les premières bourrasques s'abattirent peu après, comme les éclaireurs de la tempête à venir. Ces violentes turbulences forcèrent le rapace à revenir auprès de Rebecca pour échapper aux cris et aux crocs du Froid. La chanteuse se demandait encore ce qui avait bien pris à l'oiseau de les mener jusqu'ici. Il n'y avait rien d'autre que le pelage de moins en moins visible du Froid, progressivement lacéré et couvert par le vent du Sud.

Elle marqua une seconde pour démêler le fil de ses pensées. À chercher un corps dans la neige, elles n'avaient même pas pris le temps d'examiner la neige elle-même. Là où la tempête n'avait pas encore imposé son linceul, elle discerna des marques. Comme des centaines de traces de pas minuscules. La fourrure du Froid, hérissée autour d'elles, n'était pas immaculée : elle avait été empruntée par d'autres êtres. Mais l'aboiement faisait taire toutes ces preuves en les couvrant d'un manteau nouveau.
Les deux marcheuses durent se blottir l'une à l'autre pour continuer à avancer sous le souffle de la nuit. Titubantes plus que marcheuses, ceci dit, et les crocs autant que les éclats de givre surent abattre leur détermination. Après quelques pas seulement, elles durent se résigner à conserver leur énergie pour ne pas éteindre le peu de chaleur qu'il leur restait.
Elles se recroquevillèrent donc sous les implacables assauts de la bête de la nuit, jusqu'à ce qu'inconscience s'ensuive.

Le temps passa, avançant en entraînant fatalement Soleil derrière lui. Toujours fut-il que Rebecca ne sut pas combien de temps se perdit par la faute de cet aboiement.

Elle se réveilla, pour la seconde fois depuis quelques journées seulement, en jaillissant hors du caveau nival que le Froid avait spécialement creusé pour elle.
Ses paupières luttèrent pour rester fermées. L'Œil de Soleil, bien que de plus en plus lointain, était encore resplendissant.

Elle fut presque déçue de ne pas retrouver le Chant du Nadir, écrasant au fond d'elle le minuscule espoir qui voulait que tous ces derniers événements ne soient rien d'autre qu'un mauvais rêve.

Son regard tomba finalement, après s'être pivoté tout autour de la Chanteuse, sur Sofi. Cette dernière semblait dans le même état que bien plus loin en arrière, dans ces maudites ruines : en boule sur elle-même, psalmodiant d'un faible éclat de voix des demi-mots.

Mais cette fois-ci, contrairement aux ruines, le bonnet mité de la Paria ne masquait plus son crâne. Il dévoila donc, de par son absence, la gueule de glace béante, grande ouverte, qui dégustait goulûment une matière invisible. Sans bruit, sans langue, sans la moindre salive, cette seconde et monstrueuse bouche mâchait, malaxait, broyait de ses cornes gelées cette nourriture inexistante, et en tirait visiblement grand plaisir.

Autant hypnotisée que répugnée par ce spectacle immonde, Rebecca s'accroupit et secoua la marcheuse engelée pour la ramener à la raison.
Celle-ci ouvrit les yeux, sans rien comprendre à la situation dans un premier temps.

Puis la conscience lui revint.
D'un bond, Sofi se dressa en imposant ses mains, chacune sur une des mâchoires pour en forcer la fermeture.
La gueule parut protester, alors les doigts de la Paria se serrèrent en poing et se mirent à frapper les crocs de glace. Processus douloureux pour les deux entités, puisque la gueule du Froid était aussi la nuque de la marcheuse.

« J'en ai assez ! hurla la bouche normale, alors que le combat se poursuivait.
Assez de ces pensées qui ne sont pas les miennes, de ces mots qui s'immiscent dans mon esprit ! Assez de ne plus être moi-même et de céder aux caprices d'un démon que je rejette ! Assez de me convaincre qu'il n'y a pas de mal, mais d'en porter tout de même la honte ! Assez de briser sans cesse mes promesses, et de les reformuler à chaque aveu de faiblesse ! Assez ! Assez ! »

Une dent de gel s'arracha, avec un grognement de douleur et de colère de la part de Sofi, et s'enfonça dans le manteau de neige. La botte de la Paria rejoignit ce croc et l'écrasa, pivotant son pied de gauche à droite pour le réduire en miettes.
La seconde gueule semblait s'être refermée, la dentition désormais incomplète.

« Et assez de croire en cette petite victoire, et de m'imaginer assez forte pour résister à la tentation suivante... » ajouta Sofi, s'effondrant à genoux sur le doux pelage du Froid.

Rebecca resta muette, et détourna son regard de sa camarade sanglotante. Elle retrouva Zivète, dressé sur la neige, n'ayant pas perdu une miette de l'événement.

Quoique non.
Ce n'était pas Zivète. Il était trop grand, trop mince, et pas assez hautain dans son regard ni dans sa pose.

Mais surtout, ce rat n'était pas seul. Camouflés, le pelage identique à celui du Froid, des centaines de rongeurs cernaient les deux marcheuses, immobiles et patients.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant