13. Futakushi-Onna

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Sofi contint un sanglot qui secoua tout son être. Son bonnet retiré laissait à découvert le haut de la tête de la Paria. À l'arrière de son crâne, d'épaisses cornes de glace serrées les unes aux autres traversaient la chevelure en bataille de la marcheuse.
Rebecca s'approcha, intimidée, mais Sofi lui fit signe d'examiner ses greffes de plus près. Elle souleva même un paquet de grosses mèches pour mieux découvrir les ignobles difformités. Les cornes formaient en fait la dentition d'une large gueule close. La peau des deux lèvres était couverte de fines fractales de givre, auréolées de contusions et désagréablement envoûtantes.

« Voilà ce que le Froid a fait de moi, expliqua Sofi, le regard fuyant. Voilà ce que j'ai laissé le Froid faire de moi.

— Mais... pourquoi ? demanda Rebecca, perdue dans l'incompréhension et la crainte.

— Parce que le Froid donne ce que l'on veut à l'instant présent, sans se soucier de la moindre conséquence. J'étais seule, et j'avais cruellement besoin de réconfort. Le Froid m'a offert cet artifice factice. Et plus je faisais usage de ce don empoisonné, et plus ce dernier prenait de l'ampleur. À la fois dans mon âme et dans mon corps...

— Comment ça, faire usage ? paniqua Rebecca, obnubilée par cette mystérieuse mâchoire. Qu'est-ce que c'est comme malédiction du Froid ?

Sofi chercha longuement ses mots.

— Il arrive que cette seconde bouche prenne vie et parole. Elle demande ma soumission, et m'offre un peu d'un plaisir artificiel. Quand j'ai la force de lui résister, elle se tait lentement en me faisant comprendre que je rate quelque chose. Mais la plupart du temps, je lui laisse le contrôle.
C'est alors comme si je n'étais plus moi-même. Ou bien c'est ce que je me force à croire pour ne pas endosser mes responsabilités, pour me dire que l'ennemi n'est pas moi. C'est bien trop simple de me dire que je ne me contrôle plus, et que mes actes sont dictés par un autre ; peut-être est-ce vraiment moi qui m'incline face à la nuit. Je ne sais pas.
Toujours est-il que ce don du Froid me procure un intense plaisir, qui me fait oublier un moment les tourments de l'Exode, les doutes que m'inspire Soleil, ma dépendance à ce Froid... Je me sens... forte, libre, heureuse...
Et l'instant qui suit, il n'y a plus rien. Le bonheur illusoire est parti, les problèmes reviennent de plus belle, et il ne me reste que la honte, la honte d'avoir été faible et d'être l'esclave du Froid. Et je tâte cette gueule mensongère et traîtresse, et je sens qu'elle s'incruste plus profondément dans mes chairs et qu'elle s'étend sur ma peau.
Voilà le don que le Froid m'a offert, Rebecca. »

La chanteuse resta coite, tentant de comprendre à quel point il fallait être désespéré pour prêter allégeance au Froid et devenir vassal de la nuit. Bien qu'elle voyait à quel point ce sujet était douloureux pour Sofi, elle ne put s'empêcher d'en savoir plus.
« Mais si tu sais que les troubles reviennent, pourquoi te plies-tu au Froid ?

— Parce que si c'était aussi simple, je me serais déjà arraché ces dents de glace ! réagit Sofi, blessée mais compréhensive quant à la curiosité de Rebecca.
J'ai beau savoir que le plaisir qu'il me donne est purement éphémère, et que je me sens plongée dans le plus amer opprobre, j'y reviens toujours. Parce que j'espère à chaque fois y goûter un peu plus, parce que j'espère à chaque fois que tout s'efface vraiment pour de bon, que je puisse rester seule dans mon extase. Et à force d'y plonger, ce plaisir coupable s'est lentement gangrené en un besoin insatiable qui me consomme quand je le comble.

— Alors... qu'est-ce qui te retiens de plonger dans la nuit ? Tu pourrais sombrer à tout moment sous le joug du Froid ?

— Non, je... appelle ça le sens moral, Soleil ou le droit chemin, mais quelque chose m'empêche de couler. Cela me retient de me jeter à la nuit. Mais rien n'empêche cette satanée bouche de me corrompre lentement, rien hormis ma faible volonté de ne pas m'engeler pour de bon. »

La suite de la marche fut encore plongée dans le silence des crissements de la fourrure sous les bottes. Le weta Sigma, depuis le dos de Rebecca, ne pouvait pas faire grand chose à part garder ses deux yeux ronds vers l'Est avec son air ahuri. Zivète escalada les sangles et les lanières de l'équipement de la marcheuse pour trôner triomphalement sur le haut de son épaule.
Alif ne se posa pas encore au fond du filet de toile de sa maîtresse, et sa silhouette se découpait encore dans le haut-ciel. Depuis là-haut et de sa vue perçante, peut-être voyait-il le Chant avancer au loin ?
Malgré ce maigre soutien, la chanteuse se sentait mal pour Sofi. Cette dernière avait renfilé son bonnet, tentant de masquer les horreurs du Froid par une pauvre laine élimée. Bien sûr, la détresse et le sentiment de solitude que ressentait sa camarade de marche jouaient un grand rôle dans ses peines, mais une part égoïste se demandait si elle-même risquait de se faire corrompre par le Froid.
Après tout, le monstre susurrant avait laissé la marque de ses crocs sur sa main ; il pouvait donc entrer en elle à son bon vouloir. Peut-être même s'était-il déjà installé.

Sans y fournir la moindre énergie, elle chantonna l'Hymne pour faire fuir cette crainte. Avec cela non plus, d'ailleurs, elle ne savait pas bien où se placer. Sa relation vis-à-vis du Chant semblait toujours revenir à la charge, quand bien même elle eût décidé par deux fois de marcher sans lui.

L'Exode BlancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant