Notre meilleur ennemi

Chapitre 15 : Paumée et blessée

La chaleur des projecteurs au plafond emplit l'énorme hangar, baptisé le Studio Six, qui contient une dizaine de décors différents. Ils sont tous utilisés pour le tournage du film dans lequel Manon a décroché un rôle, quelques mois auparavant. Elle joue le rôle d'Eva, une jeune adolescente qui se retrouve tiraillée entre deux garçons — un gendre idéal avec un futur tout tracé dans une prestigieuse université et un bad boy qui s'attire constamment des problèmes avec des figures d'autorité. Vraiment pas très original comme histoire, mais ce qui compte c'est que le film soit censé être diffusé sur la plateforme Netflix à l'internationale. C'est une opportunité en or d'avoir une grande visibilité et d'attirer l'œil d'un directeur de casting qui pourrait vouloir l'engager à l'avenir. Et aujourd'hui, ils tournent une scène clé du film, pleine d'émotions, dans laquelle Eva se retrouve seule, ayant perdu ses deux prétendants à la suite d'un enchaînement de mauvaises décisions.

Plus le moment où le réalisateur va crier Action ! se rapproche, plus Manon ressent le stress monter en elle. Ce n'est pas la première fois qu'elle se retrouve devant la caméra, mais c'est la première fois qu'elle se retrouve impliquée dans un projet de cette envergure. C'est sa chance de laisser derrière elle toutes ces années de galère, où le moindre petit rôle proposé doit être accepté, aussi peu reluisant soit-il. De laisser derrière elle tous les moments de doute qui l'empêchaient de dormir dès qu'une audition se terminait par un refus. Elle ne compte pas se donner le droit à l'erreur. Il faut qu'elle prouve à tout le monde que jouer la comédie est sa vocation. Qu'elle est à la hauteur. Tout se joue ici et maintenant.

Mais depuis le début de matinée, sa main ne cesse de trembler tellement elle est nerveuse. Elle se répète que tout va bien se passer, tout en faisant des exercices de respiration, mais rien ne parvient à la calmer. Dans un élan de désespoir, elle jette un œil en direction de son sac. À l'intérieur, se trouve toujours la flasque à moitié remplie de vodka qu'elle avait ramené à une soirée des plus ennuyantes il y a quelques jours.

Son premier réflexe est de se convaincre que ce n'est pas le moment de boire. Mais la nervosité ne fait que s'accroître et les tremblements ne cessent pas. À chaque fois qu'elle pose les yeux sur la flasque, elle est un peu plus tentée que la précédente. Puis, vient la fois où la tentation est beaucoup trop grande pour pouvoir résister. Elle lâche les pages du script sur lesquelles sont inscrites ses répliques et se précipite vers son sac. Après avoir dévissé le bouchon de la flasque — assez vite pour ne pas se donner le temps de changer d'avis — Manon prend une gorgée. Elle sent le liquide frais couler le long de sa gorge, ce qui la fait tousser un coup. Un instant plus tard, elle prend une deuxième gorgée, puis une troisième, pour être sûre d'être suffisamment détendue. Du moins, c'est ce qu'elle se dit pour le justifier.

Les ingénieurs du son et les techniciens mettent tout en place pour le tournage de cette scène majeure. Manon attend son moment pour se mettre en place sur le plateau. Les lumières des projecteurs commencent à se faire agressive, sans parler de tous les bruits que font les gens en mouvement autour d'elle. En regardant sur sa gauche, elle aperçoit la dernière personne qu'elle aurait voulu voir à ce moment précis. Ou à n'importe quel autre moment, à vrai dire.

Eleanor.

La jeune actrice se précipite alors vers elle pour lui demander ce qu'elle fait ici, sur un ton de reproche.

— Ma mère est la présidente de la société de production qui finance ce film, explique Eleanor très calmement. Son bureau est à deux pas de ce studio.

— Et comme par hasard, tu viens sur le plateau du film où je joue, juste avant que je tourne une scène ? C'est assez gros, comme coïncidence.

— Contrairement à toi, je ne suis pas une psychopathe qui suit les gens. Elle m'a demandé de vérifier l'avancée du tournage. Je fais juste mon boulot.