On va arriver trop tard. Je vais arriver trop tard...
Le souffle court, les jambes tremblantes, je tire sur mes dernières forces afin d'avancer, d'avancer toujours, avant qu'il ne soit définitivement trop tard. Les échos de quelques luttes acharnées résonnent encore derrière moi, mais je ne fais pas demi-tour pour porter secours à mes alliés. Si je le faisais, il y aurait de très grandes chances pour que certains de mes compagnons me le fassent payer, de toute façon.
Cours encore. Ne te retourne pas. Cours plus vite.
Une silhouette floue se dresse sur mon chemin, l'arme au poing ; seules ses prunelles, qui brillent d'une lueur meurtrière, sont visibles dans ce dédale sombre. D'ordinaire, j'aurais aimé faire durer le plaisir, d'autant que ce rival, prêt à l'attaque, semble désireux d'en découdre, mais aujourd'hui, je ne peux pas. Aujourd'hui, le temps presse. Prenant appui sur l'une des parois, je saute dans les airs, atterris souplement sur mes jambes, et abaisse le tranchant mortel de ma fidèle lame sur la nuque de mon ennemi. Il a à peine pu comprendre ce qui lui arrivait avant que je l'exécute. Je ne lui accorde pas un regard de plus, pas même pour m'assurer que sa tête s'est bien séparée du reste de son corps. Je reprends ma course effrénée, le cœur à deux doigts d'exploser.
Les couloirs que j'emprunte deviennent sinueux et escarpés, comme si tout avait été pensé exprès pour me ralentir, m'empêcher de réussir à le sauver. Si j'étais encore croyante, je pourrais presque me persuader que quelques dieux impies ont décidé de me faire payer mes mauvaises décisions et mon entêtement passés, à travers la pire punition qui soit.
En réalité, ce n'est que l'univers qui me met sous le nez mes erreurs, mes impardonnables erreurs...
Comment ai-je pu être aussi bête ? Aussi têtue et stupide ?
Tout est de ma faute.
Mes pas précipités flottent sur les pierres froides, survolent les légères flaques d'eau, puis finissent par ne quasiment plus toucher terre lorsqu'un regain d'énergie salvateur me submerge. C'est le signe que je ne suis plus très loin, à présent. Il est là, quelque part droit devant moi, et son sang, son être tout entier m'a reconnue et m'appelle.
Tiens bon, s'il te plaît. Tiens bon, j'arrive !
Je cavalcade dans ce lieu inconnu, plus vite encore que mon palpitant qui me broie pourtant la poitrine. Je tourne à gauche, file en avant, pivote à droite. Une sueur poisseuse accompagne mes efforts. Enfin, je débouche sur une salle large, au comité d'accueil tout aussi vaste. Quatre soldats me sautent dessus, toutes dents et griffes dehors, déterminés à m'écharper. Je pousse un râle de guerre et commence à brandir mon épée au-dessus de ma tête, lorsque l'un des sbires me frappe violemment dans l'abdomen. Sa puissance de bête enragée m'envoie valser loin de mon arme et entre les bras assassins d'autres pions de cet échiquier géant. Leurs serres se referment sur moi, coupent en partie ma circulation sanguine, entravent tous mes mouvements défensifs.
Un profond cri de dépit mêlé à la colère m'échappe, alors que leurs ricanements stupides s'élèvent. Folle de rage, j'inspecte mon environnement, à la recherche d'un plan de secours, mais les seules choses qui retiennent mon attention sont des silhouettes plus loin sur ma gauche. Je stoppe tout geste pour de bon en les reconnaissant et sens bien vite mon souffle se couper sous le choc.
Je n'ai pas pleuré depuis des siècles, depuis la mort de mon dernier frère, toutefois à cet instant précis, mes yeux me brûlent, ma gorge se resserre et ma poitrine part en lambeaux. Mises en connexion, ma douleur propre se nourrit de celle qui l'habite, lui, explosive et acide, et seules les entraves qui m'entourent me permettent de ne pas m'effondrer au sol comme une loque.
Non... Non...
C'est intolérable.
Et c'est de ma faute.
Une plainte pitoyable monte en moi, quelque chose qui doit ressembler à son prénom, car son beau regard bleu tourmenté apparaît et se fixe sur moi. Une chaleur incandescente se met à me calciner de l'intérieur dès que notre précieux contact renaît, cependant elle est en totale contradiction avec la glace dans mes veines qui m'empêche de me mouvoir encore.
Maintenant que j'ai retrouvé ses yeux, je ne dévie plus d'eux, ce dont il semble lui aussi se satisfaire dans l'immédiat. Un mélange de soulagement et de tendresse passe dans ses prunelles avant qu'il soit remplacé par une nouvelle vague de souffrance qui me meurtrit les entrailles.
Accroche-toi, s'il te plaît. Accroche-toi.
Ses poings se serrent pour absorber la douleur, et c'est en apercevant les lourds fers au-dessus d'eux que je prends conscience de la position inconfortable dans laquelle il se trouve. Attaché à une croix de Saint-André aux proportions démesurées, l'homme au regard azuré ne porte plus que son pantalon, déchiré par endroits, et son corps est parsemé tant de blessures défensives que de stigmates de torture. Un feulement résonne dans ma poitrine à cette vue ignoble.
Je vais tuer tous ceux qui ont posé la main sur lui. J'en fais la promesse.
Mes opposants me forcent à ployer les genoux, me contraignent à rester à leur merci sur la dalle poussiéreuse. Je m'exécute par automatisme, trop absorbée par l'éclat vibrant de ses orbes. Nous sommes incapables de formuler le moindre mot, toutefois plus nous nous observons, plus nous parvenons à transmettre à l'autre ce que nous mourons d'envie de lui faire comprendre.
Manque. Regrets. Souffrance. Culpabilité. Désir. Détresse. Peur...
... Amour...
En un regard, toutes ces émotions fortes circulent entre nous ; les minutes qui s'égrènent raffermissent notre lien, l'éveillent, le rendent plus puissant, plus intense. Il nous parcourt, alimente nos êtres de son énergie vitale et nous supplie de nous rapprocher l'un de l'autre afin d'assouvir complètement nos envies. Notre besoin de l'autre.
Remuée, je scrute tout de lui, enregistre pour la millième fois peut-être la forme virile de sa mâchoire, le grain pur et éclatant de sa peau, la couleur si brute de ses yeux en amande, et la courbe fine de sa bouche. Je retiens aussi les lignes de son corps, la largeur précise de ses épaules ou de son buste, la fermeté de ses jambes. Le souvenir du contact de sa peau nue et chaude contre la mienne fait un instant fourmiller un courant électrique dans mon sang, mais la sensation disparaît rapidement, remplacée par un nœud de tensions grondant et sinistre.
La peur domine soudain, annihile toute autre forme de pensée de mon esprit. Je réalise brutalement que je risque de le perdre pour de bon cette fois.
J'ai lutté longtemps contre lui, contre ce que nous étions, parce que je refusais de croire qu'il pouvait tenir une quelconque importance dans ma vie. Parce que je ne voulais pas qu'il joue ce rôle précis dans mon existence...
Mais après tout ce qu'il s'est passé, après ce que nous avons vécu ensemble... je m'en veux amèrement pour tout ce temps perdu. Je contemple de très près, de trop près ma faute, et l'envie de pleurer me reprend devant ce grand gâchis.
Il m'est vital. Indispensable. Plus précieux que tout autre être au monde.
Je suis tellement désolée. Pardonne-moi...
— Allons-y, s'exclame soudain une voix basse à proximité de mon lié.
À ces mots, la croix bascule en arrière pour se retrouver à l'horizontale. Elle entraîne son supplicié avec elle.
— Non ! rugis-je en voyant l'ombre de la panique obscurcir son visage.
Un coup perfide dans mes omoplates me cloue face contre terre, cependant je ne m'y intéresse pas plus d'un millième de seconde. Un nouveau hurlement de protestation se répercute autour de nous, alimenté par ma terreur frénétique qui déchiquette mes entrailles. Et je me surprends à prier tous mes dieux anciens de nous venir en aide, lorsque c'est son cri qui retentit jusque dans ma moelle.
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Anien Don I - Entre Deux Mondes
ParanormalSocrate nous disait qu'il ne savait qu'une chose, c'était qu'il ne savait rien. Il admettait l'ignorance et les limites de son être. Mais le jeune Allan Ford, plongé dans le désarroi, ne trouve rien de plus angoissant que de ne pas savoir de quoi il...