Au moment de poser nos pieds sur le sol pierreux du hall d'entrée, un même soupir de soulagement et de fatigue mêlés nous échappe. Nous voilà de retour au domaine. Tout est calme et silencieux autour de nous, l'heure très tardive expliquant l'absence des autres habitants dans les parages. Très éreintés, Darcy, Brett et Zola s'affalent immédiatement sur les premières marches du grand escalier. Leurs yeux se ferment d'eux-mêmes et leur souffle devient plus léger, ils sont aux portes du sommeil.
D'un commun accord, Eleuia et Sander décrètent qu'ils doivent être accompagnés dans leur chambre au plus vite. Un passage à l'infirmerie ne serait pas du luxe aussi, afin de juger de leur état général.
Alors que Brett, le moins fatigué des trois, et Joris prêtent main forte aux filles pour se déplacer, le reste du groupe atterrit dans l'un des salons attenants et s'écroule sur les fauteuils.
Le silence entre nous, qui a été notre compagnon phare durant tout le trajet, est toujours écrasant. Personne n'est d'humeur à le rompre, les épreuves de cette nuit et les états d'âme de chacun nous rendent plus taciturnes que jamais. Peter va jusqu'à remplir des verres de bourbon qu'il tend à mon mentor pour les faire circuler entre nous. Le tableau de la morosité est complet cette fois.
Je décline l'offre, peu désireux de m'enivrer. Les autres portent à leurs lèvres le breuvage, le savourent quelques longues secondes, puis comme un déclic, des conversations à voix basse s'élèvent entre eux. Les personnes présentes sont des habitués des excursions et missions de ce genre : sans doute est-ce là un rituel qu'ils pérennisent à leur retour et qui leur permet de se décoincer et de libérer la parole.
Adossé à l'un des pans de la cheminée, je ne prends pas part aux discussions, j'y prête à peine attention. Je suis happé par mes propres pensées, par les images de cette nuit... Je devrais peut-être être effrayé comme mes amis par ce qu'il s'est passé, ou par toutes les choses affreuses que j'ai accomplies, mais ce n'est pas le cas. J'ai fait ce que j'avais à faire pour survivre et veiller à la survie de mes camarades. Agir autrement n'était pas envisageable. M'enfuir, comme me l'a ordonné Eleuia, n'était pas une option.
Je suis un hybride. Je suis devenu un soldat. Je suis capable de me défendre et de les défendre. Et tant pis si je laisse de côté une part de mon humanité dans ces moments-là. Si je dois me montrer cruel et sans pitié pour nous sauver... alors je le referai sans hésitation.
La terreur qui m'habitait à l'idée de devenir un monstre sanguinaire a transmuté, elle s'est changée en quelque chose avec lequel je suis plus en phase. Cette monstruosité est en moi, quoi que je dise, quoi que je fasse ; c'est l'une des premières choses que l'on m'a apprises ici. Et dans ce bordel, j'ai su la mettre au service d'une cause qui me tenait à cœur, à mon seul et unique service. Je l'ai employée comme on emploie une arme ou un bouclier pour se battre. Elle m'a envahi mais pas dépassé, elle n'a pas pris le contrôle de mon corps. C'est moi qui avais le contrôle sur elle.
Je ne suis plus le jeune apprenti qui ne savait pas se maîtriser ou gérer ses pouvoirs ou sa force, comme ça avait été le cas avec Onyr. De jour en jour, je m'approche d'un équilibre dans ma nature. De jour en jour, je suis plus en accord avec celui que je suis – en témoigne d'ailleurs l'absence de plus en plus fréquente de ma voix interne : elle n'a plus besoin de se manifester pour que je m'écoute pleinement, elle ne réclame plus à cor et à cri ce que je suis disposé à me donner. Mes actes de cette nuit sont une étape supplémentaire vers cette symbiose parfaite. La part bestiale en moi s'en est délectée, et celle plus rationnelle a su achever mes ennemis et protéger mes amis.
C'est l'équilibre qui s'impose dans le monde dans lequel je vis. Et l'accepter est une délivrance.
Des pas légers sur le tapis me détournent de mes réflexions internes. Mon regard pensif croise celui vert émeraude de Gillian. La jeune femme blonde a l'air préoccupée alors qu'elle se poste devant moi.
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Anien Don I - Entre Deux Mondes
FantastiqueSocrate nous disait qu'il ne savait qu'une chose, c'était qu'il ne savait rien. Il admettait l'ignorance et les limites de son être. Mais le jeune Allan Ford, plongé dans le désarroi, ne trouve rien de plus angoissant que de ne pas savoir de quoi il...