Chapitre 34

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Une bonne heure s'est écoulée depuis mon altercation avec Conrad, durant laquelle je me suis échiné à transporter toujours plus de meubles. Un travail plus physique que mental, qui a tout de même eu le mérite d'apaiser l'échauffement de mon esprit. La brûlure dérangeante qui enfumait mes pensées s'est déplacée à mes muscles. Mon corps ressent les premiers signes de fatigue, de courbature. Lâchant le canapé d'angle que je soulevais jusque-là, je pose mes mains sur mes reins avant de m'arc-bouter vers l'arrière. Mon dos craque, mes vertèbres demandent grâce, hélas, je ne peux pas m'arrêter tout de suite. Sander et Gillian m'ont à l'œil.

Je soupire tout en me détournant de mes geôliers. Depuis que l'homme-montagne a raconté ma « folie passagère » à la sorcière, tous deux veillent au grain et à ce que je fasse mes corvées dans le plus grand calme. J'ai ployé devant leur regard inquisiteur et abandonné toute attitude revêche pour leur faciliter la vie... Au moins le temps que je me consacre à ces frivolités sous leur surveillance. Ensuite, je me ferai un plaisir de retourner dans ma chambre, seul avec mes pensées troubles et mon humeur massacrante.

Mon allure apathique et maussade, qui me tient toujours compagnie en société, est de retour. Elle dessine une moue tombante sur mes lèvres et m'octroie un regard vitreux et lointain, que rien ne saurait y rallumer une flammèche d'intérêt.

La tête baissée sur le chargement brunâtre et en cuir, je m'apprête à le reprendre sur mon dos, lorsque j'entends à l'étage inférieur, dans l'entrée, des bruits de pas et de premiers murmures de discussion. Vaguement intrigué, je me redresse, me tourne vers l'escalier menant au vestibule et tends l'oreille. Des sacs sont déchargés, quelques soupirs de lassitude sont poussés, et une voix, aux accents bruts qui me transpercent de part en part, s'élève et donne quelques recommandations à ses compagnons.

Cette voix...

Cela fait plus de neuf jours que je ne l'ai pas entendue. Neuf jours de souffrance, de languissement, d'attente, de torture... Et il me suffit du lointain écho de son ton clair et maîtrisé pour qu'ils soient balayés d'un simple revers de main. À leur place, il n'y a plus qu'impatience, empressement, joie, et cette brûlure, toujours cette brûlure qui prend racine dans ma poitrine puis s'étend à tout mon être. Notre lien a ressenti sa présence et s'est réactivé en un claquement de doigts. Il grandit et se déploie à vitesse grand V, aussi véloce que le sont mes pieds à l'instant même, alors qu'ils foulent à peine le sol pour la rejoindre.

Arrivé aux abords de l'entrée, je m'arrête pour laisser passer deux des acolytes d'Eleuia – ils sont tellement épuisés que c'est à peine s'ils remarquent ma présence d'ailleurs –, puis je me poste dans l'embrasure du large vestibule, le cœur battant à tout rompre. Elle est là.

Dos à moi, ma liée semble absorbée par ses réflexions. Elle ne prête pas attention au départ de ses derniers compagnons, qui se glissent dans un dédale adjacent. La respiration posée et les bras ramenés sur ses hanches, la belle brune ne bouge pas, perdue dans quelque contemplation interne. Elle sursaute seulement au moment où je viens me nicher contre elle et passer mes propres bras autour de sa taille.

— Allan..., m'accueille-t-elle en inspirant en profondeur. C'est toi.

Le haut de son corps se laisse aller et se presse contre mon buste. Ses paupières s'abaissent lorsqu'elle coule l'arrière de sa tête contre mon cou. Et ses mains remontent sur moi jusqu'à se déposer sur ma nuque, qu'elles caressent presque tendrement tandis que j'embrasse l'épiderme chaud sous ses longs cheveux.

— Je ne t'ai pas entendu arriver.

— J'ai cru comprendre, oui, acquiescé-je, non sans savourer sa douceur sous mes lèvres. Tu vas bien ?

Anien Don I - Entre Deux MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant