Les kilomètres jusqu'à Seattle défilent, avalés par les roues des véhicules puissants à notre disposition. Assis à l'arrière, je devine le paysage à travers la vitre battue par la pluie : des dizaines d'arbres penchés par le vent, une brume fine accrochée au sol, et des nuages bas et sombres. Les chutes de neige que nous avons connues le mois dernier n'ont jamais dû toucher la métropole, seul le crachin constant des averses s'est manifesté ici.
À mesure que nous avançons, la végétation disparaît peu à peu pour laisser place aux infrastructures mouillées et assombries par la pluie. Rapidement après, je discerne les bâtiments de l'University of Washington au loin, me faisant comprendre que nous touchons presque au but. Encore une bonne demi-heure de route et nous serons arrivés.
J'ai beau avoir tenté d'interroger mes amis, j'ignore toujours ce qui nous attend. Leurs paroles sibyllines, autant celles de Gillian et Sander que de Necahual, ne m'ont pas apporté de précisions concluantes. Nous nous rendons sans doute chez des originaux un peu excentriques qui, je cite, « adorent leur travail ». C'est à peu près tout ce que j'ai récolté sur eux, en plus des rires tonitruants de certaines personnes, dont Reun, qui écoutaient ces explications nébuleuses.
Ça promet...
Je ne parviens pas à réprimer une moue dubitative alors que je me remémore les quelques informations délivrées par mes mentors, lors de nos cours improvisés. Les êtres que nous allons rencontrer, les incubes et succubes, sont très charismatiques et réputés pour leurs prouesses sexuelles. Ils se nourrissent du plaisir sexuel, tant du leur que de celui qu'il déclenche chez leur partenaire. Ainsi, si l'on en croit mes guides, leur dangerosité ne prend pas la forme de viols, ou d'étouffements dans le sommeil des humains, comme l'a dépeint Füssli. Disons qu'ils sont en lien direct avec notre inconscient pour connaître nos fantasmes et désirs et nous soumettre à cette volonté qui nous est propre.
Cette volonté qui nous est propre... Je secoue la tête, un poil sceptique encore. Je ne me détache pas de ma mauvaise impression à leur sujet ; à l'heure actuelle, je ne vois en eux que leur statut d'obsédés sexuels du monde surnaturel.
— Augmente la vitesse des essuie-glaces, Darcy, souffle Sander à l'avant. Le temps semble tourner à l'orage petit à petit.
Tout comme moi, la conductrice jette un coup d'œil au ciel et remarque vite la justesse de la remarque du Norvégien. L'obscurité devient plus menaçante.
Je n'y suis pour rien cette fois, mais la météo s'accorde tout de même à mon état d'esprit. Me retrouver à nouveau en « mission » avec Eleuia est une épreuve pour mon self-control. Sa présence me rattrape, tout comme les sentiments confus qu'elle m'inspire.
Au moment du départ, ma volonté n'a toutefois pas fléchi : je ne lui ai pas accordé un regard, je suis monté dans une autre voiture que la sienne... Et je compte bien continuer à l'ignorer jusqu'à notre retour au domaine. C'est beaucoup plus simple comme ça. Pas forcément moins douloureux, mais plus tenable.
— On arrive dans dix minutes. Gare-toi un peu à l'écart, pas trop près du bâtiment, indique l'homme-montagne en désignant une rue peu fréquentée sur notre gauche.
Darcy acquiesce et met son clignotant. Les autres voitures doivent nous imiter et trouver un endroit à proximité de notre lieu de rendez-vous pour se garer. Nous tentons de rester prudents et de ne pas attirer l'attention sur trois véhicules stationnés ensemble devant un même établissement. Nous rejoindre à pied semble plus raisonnable.
En claquant la portière, je respire l'atmosphère saturée en électricité comme hier, et pressens la venue de l'orage. D'ici quelques minutes, deux heures tout au plus, les éclairs déchireront le ciel.
VOUS LISEZ
Anien Don I - Entre Deux Mondes
ParanormalSocrate nous disait qu'il ne savait qu'une chose, c'était qu'il ne savait rien. Il admettait l'ignorance et les limites de son être. Mais le jeune Allan Ford, plongé dans le désarroi, ne trouve rien de plus angoissant que de ne pas savoir de quoi il...