Avachi sur mon lit, je retrace paresseusement les contours d'un de mes vieux dessins, rapportés de mon appartement par Sander. Il s'agit d'un projet personnel, un mélange chromatique de bleu et de vert censé représenter les profondeurs de l'océan. Essuyant mes mains tachées sur une serviette, j'inspecte mon travail et secoue la tête, insatisfait. Le fusain était un bon choix pour cette conception, mais le rendu est loin d'être assez parlant. J'ai tenté d'insuffler quelques touches de noir par endroits afin de marquer les abysses, cependant cela n'a pas pris. Je ne suis pas satisfait de ce dessin. Ni assez terrifiant, ni assez vivant, il mériterait d'être repris de zéro.
Je le repousse sur un coin de ma couche et m'apprête à saisir une feuille vierge, lorsque mon œil est attiré par une esquisse que j'ai sciemment dissimulée sous mes cartons à dessins. Un des bouts dépasse et me donne envie de tirer dessus pour la découvrir. La feuille cartonnée n'est pas très remplie, le maigre dessin à trait que j'ai réalisé est loin d'être fini, mais il me paraît assez prometteur et... réaliste.
Mus par une volonté qui leur est propre, mes doigts s'emparent d'un crayon à papier bien taillé et s'attardent ensuite sur les lignes figées qui composent les lèvres pulpeuses d'Eleuia. Je sais, je m'étais juré de m'empêcher de la dessiner afin d'éviter qu'elle devienne plus obsédante qu'elle ne l'est déjà. J'avais réussi à tenir ce pari risqué jusque-là... Mais hier, quand mon mentor m'a ramené tout mon nécessaire à dessin en plus du reste de mes affaires, je n'ai plus su résister. Mes pinceaux, mes crayons, mes fusains... l'ensemble me narguait depuis sa boîte, posée sur mon bureau. Et cette nuit, après un énième rêve où la belle hybride m'est apparue, plus sensuelle que jamais, j'ai bondi de mon lit et attrapé cette feuille pour y coucher ses traits.
Je soupire tout en touchant les zones de son visage qui sont parachevées. À défaut de pouvoir le faire en vrai, je caresse ainsi la rondeur du haut de ses joues puis descends vers l'arête de son menton plus creuse et plate. J'inspecte les ombrages entre sa bouche tentatrice et son nez retroussé avant de longer l'aile droite de ce dernier, et d'arriver à la jonction de ses pommettes avec ses yeux. Les contours généraux sont faits, le bas du visage a été peaufiné il y a quelques heures avec de légères ombres par endroits. La chevelure noire et bouclée encadre parfaitement l'ensemble, et j'ai tenté de rendre sa texture aussi saisissante et brillante qu'en réalité. C'est peut-être l'élément dont je suis le plus fier pour l'instant : j'ai toujours imaginé les cheveux de la guerrière doux au toucher – plus doux encore qu'un duvet. C'est ce que dégage cette esquisse, je crois. Quand je la regarde en tout cas, j'ai la sensation qu'elle respire à la fois douceur et ténèbres, beauté et force, à l'instar de son modèle.
Enfin... disons qu'on s'en rapproche. Ce portrait pourrait vraiment évoquer tout cela, si je me résolvais à y ajouter de la vie dans ses yeux. Ils sont vides de toute pupille, de tout caractère pour l'instant. Je ne suis pas encore parvenu à les recopier ; je ne veux surtout pas me planter pour cette ultime partie. C'est la plus importante, la plus prenante, la plus profonde.
Eleuia a des yeux magnifiques, un regard trouble et si souvent indéchiffrable qu'il en devient captivant. Mille secrets se dissimulent derrière ses prunelles, des secrets dont je ne conçois même pas la portée, mais dont je rêve de pouvoir un jour en entendre les récits. On dit que les yeux sont le reflet de l'âme. Je ne doute pas que celle d'Eleuia soit plus complexe, intense, brûlante et brillante que ce que je lis déjà dans ses portails couleur charbon.
J'observe encore un long moment cette ébauche puis décide d'être sage et de la ranger : je dois travailler sur autre chose. Si j'ai bien la possibilité de montrer quelques croquis à Eleuia dans les jours ou semaines à venir, je dois avoir de la matière à disposition. Je crois toujours que ce serait une catastrophe si elle se rendait compte que je la dessine, alors autant ne pas tenter le diable et éviter de trop m'adonner à cet exercice.
VOUS LISEZ
Anien Don I - Entre Deux Mondes
ParanormalSocrate nous disait qu'il ne savait qu'une chose, c'était qu'il ne savait rien. Il admettait l'ignorance et les limites de son être. Mais le jeune Allan Ford, plongé dans le désarroi, ne trouve rien de plus angoissant que de ne pas savoir de quoi il...