Chapitre 39 : Fiançailles et traditions

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-Eil tu rentres dans trente secondes, dit Tor-pen au bord de la crise de nerf. Et changement de plan. Comme tu ne sembles pas capable d'arriver à l'heure et d'être raisonnable, la grande reine et moi avons pensé qu'il serait mieux d'annuler ton discours. Aller, c'est à toi !

Eil entra dans la pièce complètement déboussolée par les derniers mots de la princesse de Yenbras. Elle se retrouvait maintenant entre la cour et les caméras presque incapable de faire un pas.

Sa mère était à l'autre bout de la pièce, assise sur le grand trône d'écorce, la dévisageant de la tête aux pieds de son regard impérial. Elle était somptueuse, royale, plus que sa fille ne le serait jamais. Fière, le regard dur, elle dégageait une telle puissance. Ses iris jaunes, ses pupilles blanches, sa coiffure blonde mêlée à des émeraudes, ses racines qui lui parcouraient la peau... Une déesse qui n'avait rien d'humaine. Dans sa lumière elle obscurcissait toute la pièce.

Eil ne voyait ni son père à ses côtés sur l'estrade, ni ses sœurs, ni Pesked, ni ses futurs beaux-parents. Elle ne voyait plus la cour,encore moins les caméras. La grande reine n'avait ses yeux que pour elle, des yeux glacés, dépourvus de la moindre affection.

Eil était remplie d'émotions contradictoires. Elle avait une soudain envie d'impressionner sa mère, mais aussi de la provoquer comme elle commençait à en avoir l'habitude. C'est entre ces deux états qu'elle entama ses premiers pas dans la salle du trône, entre le besoin de paraître aussi puissante que sa mère et l'envie d'être encore bien plus que cela. Fini, la gamine apeurée. Elle était de nouveau la princesse aux iris rouges comme le sang qui, d'un regard, pouvait terrifier n'importe qui. Sa posture était royale, fière et elle dégageait à son tour une aura puissante dans la salle du trône. La cour de traîtres baissait la tête à son passage. Ils étaient si minables à côté d'elle.



Et les gens parlaient, parlaient et parlaient encore. Des discours interminables dont Eil et Pesked avaient été évincés. Des applaudissements se déclaraient toutes les cinq minutes pour acclamer un tel ou un tel qui promouvait la puissance des deux pays joints, du fait que c'était un grand jour, etc, etc.

Les discours parlaient finalement très peu des deux concernés, mais cela semblait déjà trop pour la princesse pourpre. Elle n'avait pas l'habitude d'être au centre de l'attention. Elle était tellement obnubilée par sa prestance royale qu'elle n'accorda pas un regard à Pesked. Par pudeur aussi.

Il n'y avait pas de prêtre. Il n'y en aurait pas plus au mariage à cause des interdictions de culte. La cérémonie était d'ailleurs bien plus courte que celle qu'avait reçu Kentan pour ses fiançailles sans tout le discours religieux qui était allé avec.

Eil était à la fois satisfaite de cela : ça rendait la chose moins sacrée, moins oppressante, mais à la fois elle était nostalgique de la beauté des cérémonies d'autrefois. Des cérémonies bien plus grandes qu'eux.

Dans un sens elle aurait voulu promettre devant l'écorce des grands arbres. Dans un sens elle aurait voulu être baptisée par la sève de l'arbre des dieux. Dans un sens elle aurait voulu voir la foule la bénir avec des feuilles des cimes. Là elle n'avait l'impression de n'être qu'une marchandise. Ce qui était le cas. L'envie de banaliser ce futur mariage et l'envie de grandir dans la force de ses traditions. Une fois de plus ses pensées n'étaient que contradiction.

Arriva enfin l'heure des petits fours et du champagne après deux signatures faites à la va vite sur un contrat. Les félicitations fusaient de toute part. Eil tentait de faire bonne figure.

Quand les différents convives se lassèrent de ces mondanités, elle eut un peu d'espace pour respirer. Son soulagement fut de bien courte durée quand elle remarqua qu'elle n'avait personne avec qui vraiment passer la soirée. Pourtant il était absolument hors de question qu'elle soit isolée devant cette foule, devant son fiancé qu'elle ne s'empressait pas de rejoindre, devant ses futurs beaux-parents.

Elle ne pouvait pas rejoindre ses sœurs ou ses parents. Non décidément elle ne pouvait pas aller se cacher entre les pattes de sa famille juste après ses fiançailles. Quant à ses amis, elle n'en avait pas énormément et aucun d'eux n'étaient dans cette pièce.

Ses cousines la regardaient avec mépris. Elles supposaient probablement mériter cette place dont elle n'avait jamais voulu. Des demoiselles dont on avait probablement monté la tête, leur promettant un trône,un prince charmant une fois le coup d'état effectué. Les regards indiscrets se tournaient peu à peu vers elle. Sur cette princesse seule au beau milieu de sa soirée.

Eil suffoqua. Elle était au bord de la panique. Quand soudain à l'autre bout du banquet, elle croisa le regard de Pesked. Étrangement il semblait aussi perdu qu'elle. Ses cousins étaient là, non loin de lui et affichaient la même jalousie que les cousines de la princesse. Toute la salle, que ce soit du côté de Wezenn ou de Morglas, semblait remplie de comploteurs.

« Un jour ils nous assassineront dans notre sommeil. Moi, mes parents, mes sœurs et tout ceux de mon entourage trop proches du pouvoir à leur goût ».

Elle le sentait, c'était dans l'air. Mais pas ce soir, elle le sentait aussi. Eil ne s'était jamais vraiment entendu avec sa famille, pourtant elle ressentait au plus profond d'elle le besoin de la protéger. Malgré toutes leurs différences, tous leurs désaccords, ils étaient unis, comme les branches d'un même arbre.

Un air de valse traversa la pièce. Une danse simple, une musique douce et solennelle. Eil traversa la pièce en direction de Pesked.

« Qu'as-tu en tête ? » semblèrent lui demander ses yeux.

Sa voix entrait dans son cerveau. Eil fut à deux doigts de s'arrêter. Elle pensait partager cette sorte de télépathie qu'avec Tor-pen.

« Je veux leurs rappeler qui sont les chefs ».

Ils se rejoignirent au milieu de la salle. Les convives quittèrent la piste de danse à contrecœur. Eil regarda profondément son fiancé dans les yeux. Elle ne l'avait jamais fait vraiment. Sa main était douce,il la tenait fermement mais délicatement. Ils se mirent à danser.Leurs pas étaient sûrs.

C'était perturbant pour tous les deux de garder un lien par les yeux mais ils ne pouvaient pas se permettre la moindre once de timidité, de la moindre pudeur. C'était si étrange d'être si proche d'un inconnu. Eil sentait la main de son fiancé dans le dos. À la fois cela la gênait et d'un autre côté elle ne voulait pas qu'il l'enlève. Les notes de plus en plus rapides s'élevaient entre les branches, des échos se formaient dans les troncs d'arbre.

D'autres couples finirent par les rejoindre sur la piste de danse. Mais cela n'avait pas d'importance, ils étaient devenus tous comme invisibles.Seuls les yeux d'un vert indescriptible comptaient pour elle. Elle était comme hypnotisée.

Elle repensa à cette vieille expression qu'on pouvait trouver à Wezenn « C'est comme si le monde avait arrêté de tourner ».

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant