Chapitre 7 : Dirigeable

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Enfin. Le dirigeable planait au-dessus de la ville. À l'intérieur Kentan, héritière du royaume de Wezenn. Eil attendait impatiemment sur la grande place du palais, là où se poserait le dirigeable doré. C'était une journée chaude. Le soleil n'épargnait pas les pauvres domestiques, obligés d'accueillir leur future reine. Ils tentaient désespérément de se tenir droit, mais cela leur était d'une grande difficulté. Ils n'étaient pas habitués aux puissants rayons du soleil. Ils étaient trop souvent cachés sous leurs arbres. Ael en faisait partie, il s'appuyait, non discrètement, sur son arme de service et passait son temps à essuyer la sueur de son front.

Deux heures. Deux heures de retard. Deux heures à transpirer inutilement sous un soleil de plomb. Eil n'avait pas soufflé un mot à sa mère et à sa petite sœur, mettant le plus de distance possible entre elles. Elle leur envoyait parfois un regard méprisant, mais la reine et sa fille benjamine ne semblaient pas s'en soucier. Elles se ressemblaient trop à son goût. Mêmes chevelures blondes, mêmes yeux, des iris dorées et pupilles blanches, mêmes tatouages de racines jaunes sur leurs joues, mêmes visages à trente ans d'écart. Mais surtout le même vide, aussi bien émotionnel qu'expressif.

Eil n'avait pas toujours cette rage face à sa sœur. Trede n'était que du vide. Une coquille qu'on avait rempli d'encyclopédies. Elle n'exprimait rien depuis sa naissance et Eil la suspectait de ne simplement rien ressentir. Le mépris était né durant leur enfance, là où Eil avait recherché un nouveau compagnon de jeux et s'était retrouvée face à un mur de glace.

Le dirigeable avait fini par se poser sur la grande place du palais à quelques dizaines de mètres du personnel et de la famille royale. Il s'agissait d'un des rares lieux du royaume où les plantes n'envahissaient pas l'espace. La future reine en sortit. Elle était encore trop loin pour que Eil puisse la distinguer parfaitement. Elle ne voyait de loin que sa chevelure rousse et sa robe orange brodée de vert. Elle dut se retenir d'aller se jeter dans ses bras. Pas devant sa mère. Kentan se rapprocha, laissant apparaître ses tatouages de racines orange sur ses joues, ses tempes et son cou. Sa couronne incrustée d'émeraude éblouissait sa sœur, si bien qu'elle dut porter son regard ailleurs. Elle avait pu apercevoir un sourire, elle semblait soulagée de rentrer chez elle. Elle embrassa la reine, tendit tendrement un présent à sa sœur, un livre sur les légendes du pays de son fiancé, et elle s'approcha de Eil. Son ton était moins formel, plus familier.

-Bonjour Eil !

Sa voie enjouée fit accélérer le cœur de sa sœur. Elles se serrèrent dans les bras. Un câlin sincère et chaleureux. Un contact plein de sens qui, l'espace d'un instant, effaça la solitude de Eil.

-Ton voyage s'est bien passé ? lui chuchota-t-elle en étant terrifiée à l'idée que Kentan lui soit arrachée d'une seconde à l'autre.

-Hum... Ça allait. Des réunions, des représentations officielles. Rien de bien distrayant et toi ? Quoi de nouveau ?

-Je suis fiancée et je me suis fait un ami !

Proche d'elles, quelqu'un se mit à toussoter poliment pour déclarer sa présence. Kentan s'éloigna, gardant le sourire aux lèvres.

-Tu me raconteras ça se soir !

L'intrus à cet instant intime n'était d'autre que Tor-pen, princesse du royaume Yenbras, sœur du fiancé de Kentan, suivie de Denall, la cousine des trois sœurs et suivante de Kentan. Elles attendaient de saluer Eil. Denall lui fit rapidement la bise. Elles se ressemblaient comme des sœurs, si ce n'est que Denall semblait plus humaine. Seuls ses yeux étaient d'un bleu anormalement beau.

Si la couleur royale officielle de Wezenn est le vert, celle de Yenbras sans aucun doute possible le violet. Cette teinte était marquée dans les iris de l'étrangère, tatouée sur ses joues par un petit cercle en haut de chacune de ses paumettes. Sarobe était d'une blancheur éclatante, entrecoupée de teinte mauve, tout comme son éventail qu'elle remuait sans cesse, peu habituée à la chaleur environnante. Elle portait un diadème incrusté de gemmes d'améthystes sur sa chevelure blonde de lionne, des anglaises tombaient sur ses épaules. Son teint était d'une pâleur inimaginable, montrant sa provenance des pays froids, à l'autre bout du monde.

Eil lui fit une révérence polie mais pleine d'hypocrisie.

-Salutations à vous, Tor-pen. Bienvenue à Wezenn. J'espère que vous passerez un agréable voyage au sein de notre royaume.

La demoiselle, qui dépassait Eil d'une tête, la regarda de haut en bas en remuant frénétiquement son éventail. Derrière elles les domestiques déchargeaient une partie du dirigeable et, malgré l'inquiétude de Kentan, celle-ci était allée converser avec la grande reine.

Eil commençait à bien connaître Tor-pen. Voilà des années qu'elle venait régulièrement à cette cour. Sa famille était connue pour sa fécondité exceptionnelle. Sa mère avait accouché la première fois en donnant vie à sept enfants. La seconde fois, ce fut neuf nouveaux nés qu'elle porta dans ses bras avant de mourir. Sur les seize princes et princesses nés de la défunte reine et du roi, Tor-pen était la treizième. Aucune chance d'accéder un jour au trône ou même d'accéder au rôle de comtesse dans son pays. Trop de cousins, de petits cousins, d'oncles, de tantes tenaient le pays d'un poing ferme, prêts à tout pour donner à ses propres enfants un avenir de choix. Si elle ne voulait pas finir dans un igloo à chasser des phoques, elle devait s'exiler. Elle avait choisi Wezenn parce que le deuxième de la fratrie avait eu l'incroyable opportunité de se fiancer à l'héritière du royaume et de devenir un jour roi. Elle travaillait pour la Rouanezh II occasionnellement. Des tâches qu'on ne pouvait pas donner à Eil ni à Trede qui, on l'espère, seraient au plus vite échangés contre un bon accord commercial. Rouanezh aimait le travail de Tor-pen. C'était soi-disant plaisant de travailler avec autre chose que de simples humains.

-Je ne suis pas de passage. Votre reine a besoin de mon aide. Je resterai quelques mois.

Les jeunes femmes se regardaient avec un mépris qu'elles ne prenaient pas la peine de voiler. Ce n'était pas la première fois que Tor-pen la toisait de haut. Et ce ne serait pas la dernière fois que Eil prendrait un certain plaisir à la remettre à sa place. Lui rappeler son classement dans sa fratrie, son exil. Et ce, que dans sa tête. Car parfois il se passait quelque chose de vraiment étrange. Elles se fixaient intensément et leurs iris semblaient tout dire. Comme une petite voix dans la tête. Eil ne saurait dire si elle était réelle. Peut-être juste c'est la capacité de déduction qui entrait en jeu ou bien elle imaginait ces piques, tout simplement.

Eil activa sa langue de vipère, laissant une pensée venimeuse traverser les yeux de son ennemie.

« Ma mère a besoin de toi ou bien c'est toi qui a besoin d'elle ? »

« Une chose est sûre : ma présence est plus souhaitée que la tienne. »

Sur ce, la princesse mauve tourna les talons et se dirigea vers la grande reine dans le but d'engager la conversation. Une fois de plus, Eil ne pouvait être sûre que cet échange télépathique s'était bien produit. Mais que cette petite voix soit réelle ou non, une chose était certaine, elle avait raison.

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant