Chapitre 50 : Complot et mariage

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-Dis le moi !

Pesked se reprit à trois fois avant de pouvoir ouvrir la bouche.

-On va abattre l'arbre des dieux pendant la cérémonie de mariage. On espère que ça fera office de petite diversion pour que les émeutes soient moins violentes et instantanées. Une bonne partie des soldats de Morglas est en ce moment à Wezenn pour soutenir ton armée.

Eil ne pouvait plus faire un geste, dire un mot. Elle était stupéfaite ! Le plus grand arbre du monde, le plus sacré, allait être abattu. Comment ne pas être abasourdi devant cette annonce lorsqu'on aime tant les arbres ? Comment être insensible à une prière émise par des milliers de fidèles ? Cet arbre elle le voyait de sa chambre. Quand il y avait des nuages, on ne pouvait apercevoir ses branches. Plus jamais elle ne le verrait ?

Elle resta de longues minutes hébétée assise sur son lit le regard dans le vide.

-Vous n'avez pas le choix Eil. De plus en plus de nobles envoient des expéditions pour aller y cueillir les fruits. Les particuliers arrivent à en obtenir pour se droguer. Bientôt vous ne pourrez plus endiguer le phénomène. C'est l'arbre ou retrouver toute ta famille la tête sur une pique.

Il avait raison. Elle le savait. Lorsque les nobles de Wezenn deviendront des dieux, plus rien ne stoppera leur soif de pouvoir.

-J'avais beau savoir que ça finirait par arriver, je n'arrivais pas à l'imaginer dans le concret. J'avais l'impression que... que je serais morte bien avant, en quelque sorte. Que je ne vivrais pas assez vielle pour connaître ça. Un déni presque total.

Elle aimait sa forêt, elle l'aimait tellement. Mais qu'en était-il des personnes qui côtoyaient l'arbre tous les jours ? Qui vivaient en son nid ? Quelle douleur la perte de leur plus grand patrimoine ferait-elle naître en eux quand ils s'en rendront compte ?

-Ils vont mettre la forêt à feu et à sang, tu sais, rajouta Eil. Qu'importe l'armée, qu'importe vos diversions, qu'importe vos fausses motivations. La monarchie n'y survivra pas.

-Mon armée est la plus puissante du monde. La monarchie mettra du temps à s'en remettre mais elle s'en remettra. La reine a prévu des réformes qui réconforteront le peuple comme un assouplissement des lois sur les cultes, le développement des zones rurales, la plantation de nouveaux arbres, plus d'heures d'école pour les enfants, des aides pour les familles nombreuses, un développement de la médecine et j'en passe. Ta famille s'en sortira bien mieux que si le peuple ou la noblesse avait accès aux fruits de dieux. Là vous seriez sûrs d'être renversés.

Eil aurait bien répliqué qu'elle n'en avait rien à faire d'être princesse ou reine. La vie dans la forêt c'est tout ce qu'elle demandait. Elle voulait le contrôle sur sa vie. Elle voulait connaître la vie entre les arbres. Mais elle savait que cette réflexion était particulièrement naïve. S'ils étaient renversés par le peuple ou par les nobles c'était la mort assurée. Pendaison ? Écartèlement ? Peloton d'exécution ? Ils savaient faire preuve d'imagination.

-Si seulement je pouvais vivre dans la forêt, se contenta-t-elle de dire.

-Je serais bien triste de t'y perdre. La forêt est tellement grande.

-Tu serais bien une des seules choses que je regretterais. Tu sais, quand j'ai su que c'est toi que j'allais épouser et quand je t'ai rencontré, je me suis dit que ma mère l'avait calculé. Qu'elle avait choisi ce qu'il y avait de meilleur pour moi. Dans un sens, j'y croyais. Quand j'ai su que ce n'était qu'un concours de circonstance pour ses plans, j'ai arrêté d'y croire.

-Alors, on a simplement eu de la chance, je suppose.

-Oui, on a eu beaucoup de chance.

Malgré toute sa gêne face à un mariage arrangé, face à toutes les cachotteries, elle n'y pouvait rien. À chaque instant qu'elle passait avec lui, elle tombait un peu plus amoureuse.



Eil était dans sa chambre en train de mettre sa plus belle robe. C'était le grand soir pour sa sœur. Un grand et terrifiant soir. Malgré la situation, l'excitation était à son comble. Eil avait hâte devoir Kentan dans sa robe verte de mariée. C'était un coup dur pour l'héritière bien sûr, mais avec un peu de chance ce serait aussi sa libération. Rouanezh II la protégerait-elle de son fiancé violent comme elle l'avait promis ?

Eil avait notamment hâte de recevoir les fameux dossiers scientifiques qu'avait probablement reçu Ael. Celui-ci était parti sans rien dire lorsque Eil lui avait parlé de l'abatage de l'arbre des dieux. Il était complètement sonné.

Il était l'heure. Elle sortit de sa chambre, plus rayonnante que jamais. Elle traversa les couloirs en prenant soin de ne pas croiser sa mère. La porte de la salle de cérémonie était grande ouverte. Les caméras n'étaient pas encore allumées. Feulst était déjà là, le nez saupoudré de fond de teint. Il parlait avec ses innombrables frères et sœurs qui avaient tous une peau d'une extrême pâleur et des yeux mauves glacés. Plusieurs d'entre eux parlaient avec des nobles de Wezenn. Mais d'une manière étrange. Comme s'ils faisaient connaissance mais que tout était joué d'avance. Eil ne prit pas beaucoup de temps pour deviner pourquoi.

« Ils n'allaient pas nous offrir l'accès à leurs mines pour seulement un trône. Avec Feulst et Tor-pen, il restait encore une dizaine de leur fratrie à caser. Pour leur bien comme pour éviter une nouvelle purge parmi leur rang ».

Des mariages arrangés. Environ une demi-douzaine comptait Eil.

Aucune trace de sa mère et de Kentan. Elle ne vit que les yeux vides de Trede qui la fixait dans la petite foule. Celle-ci se tourna vers une autre personne : leur père, et lui dit quelques mots. Sans doute sur la présence de Eil. Le regard du roi et de sa fille cadette se croisèrent. Il s'excusa auprès de ses invités et la rejoignit discrètement.

-Ravi que tu es pu venir Eil !

-Ça aurait été plus simple si on m'avait invité, vous ne pensez pas ?

-Tu connais ta mère. Une vraie tête de mule ! Difficile de contredire la grande Reine ! Mais je suis heureux que tu es pu lui désobéir. Elle est trop dur avec toi. Je sais que tu auras un comportement exemplaire.

Eil avait oublié depuis le temps que son père était un beau parleur. Il faisait preuve de beaucoup d'empathie à travers les mots. Elle avait aussi oublié la douceur de son regard. La sincérité dans ses mots. Elle avait oublié qu'il serait probablement le père parfait si ses obligations de roi n'étaient pas ailleurs, aux quatre coins du monde. Même si c'était rare, le roi lui envoyait quelques lettres par an avec quelques cadeaux venant de ses nombreux voyages diplomatiques. Longtemps, elle lui en avait voulu de ne pas être là avec elle et ses sœurs, mais en grandissant et en voyant Kentan aussi prise qu'il ne l'était, elle avait fini par comprendre que ce n'était pas de sa propre volonté s'il était toujours loin de ses filles.

-J'aimerais tellement que vous soyez plus souvent ici. Vous avez le don d'assouplir les décisions de mère.

-Il ne faut pas lui en vouloir. Malgré son cœur glacé depuis toujours, elle fait réellement de son mieux.

-Vous dites ça parce que vous n'êtes pas forcé de vivre avec elle, soupira Eil.

-J'ai vécu bien des années auprès d'elle et je te promets que lorsqu'on regarde au fond de ses yeux on peut y voir des étincelles. Allez Eil, profitons de cet instant en famille ! Rouanezh descendra probablement plus tard.

Famille ? C'était si étrange d'entendre ce mot pour designer ce qui était réellement sa famille. Étrange mais tellement agréable. Elle se sentait flotter. Elle aurait même pu prendre Trede dans ses bras et chercher dans ses yeux les étincelles dont parlait son père.

Alors qu'elle s'apprêtait à traverser la grande porte en compagnie de son père un détail détourna son attention. Ce détail c'était Ael, devant la salle de cérémonie, un tas de papiers à moitié froissés entre ses mains. Dans ses yeux on pouvait lire une terreur pure.

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant