Chapitre 42 : Revendication royale

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Eil venait d'entrer dans le bureau de sa mère, déterminée à faire entendre sa voix pour sa grande sœur.

-Tu t'es comporté dignement ce soir Eil. Je suis fière de toi.

Elle avait l'air tout sauf fière. La reine avait son nez dans des affaires d'État et, par son expression, semblait n'avoir même pas remarqué que sa fille était là.

-J'ai croisé le prince Feulst de Yenbras dans les couloirs, fit Eil. Il est venu vous voir, n'est-ce pas ?

-Cela ne te concerne en rien.

-Quoi ? Vous m'évincez encore une fois de la politique ? Je suppose que vous ne voulez pas mon avis, non plus, sur le projet d'abattre l'arbre des dieux pour éviter un coup d'État ?

Rouanezh II souleva son nez de ses papiers. Eil avait réussi à piquer sa curiosité. Comment était-elle au courant de tout ça ?

-Vous comptez vous approvisionner de fruits des dieux, ou quelque chose qui s'en approche, dans les mines de Yenbras, c'est ça ? Notre contrat avec Morglas vise à faire régner l'ordre ici pendant les émeutes que vont engendrer les interdictions de culte. Habile de faire passer ça comme un combat contre l'obscurantisme plutôt que de couper l'arbre de dieux pour garder votre pouvoir.

-Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu ne resteras pas ici bien longtemps de toute façon.

La grande reine avait appuyé là où ça faisait mal. Eil aurait voulu crier son amour pour son pays, les arbres, son besoin d'être enracinée, de faire partie de ce monde et de ne pas être mise en retrait. Elle aurait voulu se défendre, dire à sa mère à qu'elle point elle la haïssait pour ce mariage arrangé. Mais ce soir elle n'était pas là pour elle. Elle était là pour sa sœur.

-Vous ne pouvez pas avancer le mariage de Kentan. Elle n'est pas prête, pas temps que ce monstre continuera à la frapper.

-Donc je disais : félicitations Eil, tu as digne de ta condition ce soir. Pour te féliciter, j'accorde donc à Pesked l'autorisation que tu partes en vacances à Morglas pendant quelques semaines.

-J'ai été avec lui toute la soirée et il ne m'a jamais parlé de ça.

Elle imaginait déjà Pesked arriver devant sa porte le lendemain, pour lui faire la surprise de l'emmener visiter Morglas. Sur les ordres de Rouanezh, bien sur.

La reine prit son combiné de téléphone entre ses mains, sans avoir l'air le moins du monde irritée.

-Archerien. Soudard. Eil est dans mon bureau. Venez la chercher, assurez-vous qu'elle prépare ses affaires pour un voyage de quelques semaines et n'oubliez pas de fermer sa fenêtre à clé. Seule sa garde royale l'accompagnera.

Eil était abasourdie. Sa reine connaissait l'existence de ses sorties nocturnes ? Elle avait un contact direct avec ses deux gardes incompétents ? La princesse ne put dire un mot que la porte s'ouvrait déjà. Ses deux gardes étaient déjà là.

« Quoi ? Ils ne sont pas en train de boire dans un coin avec leurs collègues ? Ils m'espionnent depuis tout ce temps ? ».

Eil était tellement choquée qu'elle ne protesta même pas. Tous ses rares instants où elle croyait être libre étaient depuis toujours surveillés de près par la grande reine de Wezenn.




Eil était enfermé dans sa chambre à faire les cent pas. Elle s'était résignée à préparer ses affaires dans un état second. Un état où elle ne se scandalise pas, où étrangement elle ne pleure pas, où elle ne ressent ni frustration ni désespoir. Elle était en pilote automatique, emprisonnée par ses gardes et par elle-même. La situation qu'elle avait vécue lui avait évoqué tellement d'émotions contradictoires qu'elle semblait avoir beugué.

La pièce était trop chaude ce soir-là et sa fenêtre était fermée à clé. Sa chambre sentait le renfermé et ses draps semblaient brûlant. Elle n'arrivait pas à dormir et regardait obstinément son plafond. La seule pensée qui aurait pu rendre cette situation supportable était l'idée qu'elle aurait pu s'enfuir à tout moment parmi les arbres. Mais sa fenêtre était fermée à clé, comme tous ses espoirs. Elle pensait à sa sœur, à l'arbre des dieux, aux villageois qui n'avaient plus le droit de prier, à son exil temporaire dans une contré dont elle ne connaissait rien. Elle se demandait si sa mère avait un jour aimé ses filles. Pourquoi à tout prix protéger le trône si ce n'était pas pour le transmettre à ses enfants ?

« Trede suit le protocole uniquement parce qu'on lui a dit de le faire de puisson plus jeune âge. Est-ce pareil pour mère ? A-t-elle été conditionnée à protéger le trône ? À faire fleurir la nation ? ».

Cette supposition l'attristait d'autant plus. Cela signifiait que son cerveau était vide d'émotions. Avec cette théorie on ne pouvait même pas prétendre qu'elle puisse être ambitieuse, qu'elle puisse se soucier de son peuple en passant par le développement de l'économie dans les zones rurales, qu'elle aime ses enfants et leurs cherche les meilleurs partis possibles.

Parce que, oui, Eil avait eu l'innocence de penser que la grande reine avait choisi Pesked pour des raisons politiques, oui, mais aussi parce qu'il avait l'âge de la princesse et qu'il avait la réputation d'être un bon garçon. Lorsqu'elle voyait le violent fiancé de Kentan, elle ne pouvait plus imaginer que sa mère avait choisi le mieux pour elle avec les possibilités qu'elle avait.

Plus elle réfléchissait, moins Eil se sentait en sécurité dans ce château. Entre Feulst qui errait dans le couloir, la reine sur qui personne n'avait de pouvoir et les nombreux complots, elle était terrifiée. Finalement ce n'était peut-être pas plus mal qu'elle parte pour Morglas. Mais pas toute seule. Elle avait besoin de protéger ses arrières. Quelqu'un sur qui elle pourrait compter.

Elle savait qui.

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant