Chapitre 9 : Bleus

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Le cerveau de Eil était photographique. Elle retenait tout ou du moins beaucoup de chose. La scène lui repassait sans arrêt en tête. Elle avait blessé Ael alors que leur amitié ne faisait à peine que commencer. Elle avait beau faire tout pour s'occuper, cette boule au ventre ne partait pas. Elle s'était remise au travail en attendant sa sœur. Mais ne suffisait pas à la soulager. De plus il n'y avait plus grand chose qu'elle pouvait apprendre à cause des années passées dans sa bibliothèque et sa grande mémoire. Sa sœur frappa à la porte et entra directement. Eil essaya d'apercevoir Ael dans le noir du couloir mais l'instant fut trop bref. Sa sœur lui sauta dans les bras une nouvelle fois. Ses tourments s'envolèrent en un instant. Tout était tellement plus simple en sa présence.

-Eil ! Je veux tout savoir ! Comment vas-tu ? Qui sont cet ami et ce fiancé dont tu m'as parlé ?

-Patience ! Installe-toi je t'en prie. Je te sers quelque chose ?

-Oh oui ! Du jus de fruits s'il-te-plaît ! Du damavalou, des migrabeilles ou des pétales de nectar ! Peu importe, pourvu que je ne mange plus jamais de phoque de ma vie !

-Haha ! Pourtant ça a l'air de t'avoir plu ! dit-elle en désignant les bras de sa sœur, un peu plus robuste qu'il y a quelques semaines.

-Oui bon. Ils mangent extrêmement gras chez eux. Ce n'est tout de même pas de ma faute.

Eil lui servit un jus de fruits, composé principalement de migrabeilles.

-Merci. Alors ce fiancé ?

-Morglas.

-Hum...Pesked c'est ça ? Étonnant, j'aurais opté pour Denebet de Iskis. Mère est obsédée par leurs avancés technologiques.

-Je pensais aussi. Il semblerait qu'elle soit finalement plus intéressée par les poissons et l'industrie médicamenteuse. Peut-être qu'elle destine Trede à cette place. Denebet a deux ans de moins que moi, ça colle non ?

-Oui tu as sans doute raison. De toute façon aucun royaume ne vous refuserait toi et Trede. Une puissance montante comme Wezenn on lui offrirait tout pour un bon accord commercial.

-Bon, on parlera de politique une autre fois ! Tu ne veux pas savoir comment j'ai su pour mes fiançailles ?

-Mère ne te l'a pas annoncé ?

-Oh que non ! Elle comptait me le cacher jusqu'aux annonces officielles. J'ai dû aller chercher moi-même l'info dans son secrétariat !

-Non !

-Et si !

-Et donc c'est pour quand ?

Eil marqua une pause. La nouvelle ne serait pas plaisante à entendre.

-Les fiançailles seront annoncées la semaine prochaine.

Un profond silence envahit la chambre. Les fiançailles de Kentan quelques années plus tôt avait marqué la séparation entre les deux sœurs. Tout s'était accéléré. Elles avaient perdu la possibilité de se voir autant qu'avant. Finies les soirées de jeux de société que partageaient les trois princesses de Wezenn. Finies les soirées à pouffer ensemble dans leurs chambres. Plus de jeux et de balades dans les grands jardins du château. Plus de travaux communs dans leurs bibliothèques. Et cela quand une seule des deux sœurs s'était fiancée. Qu'adviendrait-il de leurs relations lorsque Eil devrait à son tour suivre sa destinée ?

-Je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite , soupira Kentan en faisant tourner son verre entre ses doigts.

-Pourtant tu avais mon âge quand on t'a promise à Feulst.

-Je sais. Disons que j'espérais que ça n'arriverait pas tout de suite.

Kentan se leva du lit en baldaquins, traversa la pièce, la tête tournée vers le sol et servit un nouveau verre. Les bouteilles se trouvaient dans une petite armoire de la pièce. Eil ne pouvait pas se permettre de se rendre aux cuisines dès qu'elle avait soif.

-Tu as opté pour des alphabétines cette fois si ?

Kentan farfouilla dans le fond de l'armoire.

-Tu n'aurais pas quelque chose à manger tant qu'à faire ? Je n'ai pas eu le temps avant de venir ici.

-Non navrée... Étrangement les domestiques ont arrêté de remplir le placard quand les négociations pour mon mariage ont commencé.

-Dommage.

Malgré tout, elle continua à farfouiller au fond du meuble dans l'espoir de dénicher quelques miettes. De ses doigts fins elle dégagea les mèches rousses qui lui voilaient la vue, laissant découvrir sur son cou des taches violacées. Eil se leva du lit et montra de l'index les hématomes.

-C'est quoi ça ?

Kentan se tourna vers sa sœur, surprise. Elle camoufla à la va vite les taches de son cou avec sa chevelure.

-Rien, dit-elle dans un souffle, honteuse et moyennement convaincue de ses propres mots.

-C'est Feulst qui t'a fait ça ?

Kentan abandonna son verre sur le meuble et s'appuya à côté de la fenêtre. Habituellement Eil ne laissant pas les gens s'approcher de sa fenêtre de peur que quelqu'un s'aperçoive du passage qu'elle ouvrait. Mais pas cette fois ci. Tout son esprit, tout son corps était préoccupé par autre chose.

-Les mœurs de leur pays sont différentes des nôtres.

-Et c'est tout ? Cette explication te suffit ? Tu vas te laisser faire parce que leur tradition matrimoniale diverge de celle de Wezenn ?

-Que puis-je faire ? J'en ai parlé à mère. Elle n'annulera pas les fiançailles. Elle ne peut pas et elle ne veut pas.

Eil dut s'asseoir, trop perturbée par ce que venait de lui avouer sa sœur. Leur mère était au courant des coups que subissait Kentan mais elle ne s'était pas interposée. Comment pouvait-t-on ressentir aussi peu de compassion envers sa fille ?

-Elle dit que je dois être forte, tenir jusqu'au mariage. Lorsqu'il s'installera ici mère ne le laissera plus faire. Il ne pourra plus me... Frapper. Après tout je suis la future grande reine.

-Ce n'est pas suffisant ! Comment peut-elle te promettre à cet homme malgré tout ?

Ses yeux rouges s'enflammaient de rage nouvelle. Ses cheveux et ses tatouages brillaient, comme s'ils prenaient feu.

-Les problèmes diplomatiques seraient trop grands. Nous ne pouvons pas faire marche arrière pour juste quelque violence. Tu sais, Feulst n'est pas toujours comme ça. Il est adorable habituellement. Ses sautes d'humeur sont inexplicables.

-Des sautes d'humeur ? Des problèmes psychiques comme mère et Trede ?

-Oui. Il semblerait que le don de l'intelligence et de la beauté ai un prix à payer.

En disant ces mots elle caressa sa nuque, là où se trouvait incrustée sous la peau la puce. Celle qui les rendait différents du commun des mortels. Celle qui contrôlait le monde à travers la plupart des familles royales du globe.

-Nous ne pouvons rien faire hélas. La chose la plus simple à faire est d'accepter la situation. Du moins pour l'instant.

Elle se dirigea vers sa sœur, s'assit sur le lit et prit ses mains dans les siennes.

-Je te promets que tout ira bien. Non, je ne me laisserais pas faire. Pour l'instant attendons mon mariage et occupons-nous l'esprit de divertissements plus joyeux. Tu m'as parlé d'un ami, qui est-ce ?

Eil se força à sourire. Sa sœur en avait besoin.

-C'est assez compliqué en ce moment. J'ai fait une erreur mais je crois avoir trouvé comment la régler.

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant