6 - Ilda

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Il arrivait quand même qu'à l'occasion, une journée parvienne à se démarquer des autres. Que les lignes ne suivent pas tout à fait le cours habituel de son existence. Il était alors contraint à l'improvisation, ce qu'il n'appréciait guère. L'improvisation pouvait mener au meilleur comme au pire, une perspective qui n'avait rien de rassurant. L'avantage avec la moyenne, c'est qu'on savait à quoi s'attendre. Il n'y avait pas de surprise.

Ce matin-là donc, l'agence pour laquelle il travaillait majoritairement lui adressa un nouveau client. Rien de bien exceptionnel jusque-là. Le client en question avait demandé à ce que son texte soit traduit par lui et par lui uniquement. Mais là encore, ce n'était pas particulièrement étrange. Le nom de Jilian Break était un nom qu'on s'échangeait dans le milieu. Un traducteur fidèle et respectueux, capable de se glisser dans la peau de n'importe quel texte, ça ne se trouvait pas n'importe où. Si bien que les auteurs particulièrement attachés à leur texte émettaient souvent une préférence pour tel ou tel traducteur. Non ce qui sortait plutôt de l'ordinaire, c'est que ce client-ci souhaitait le rencontrer en personne pour parler de son texte.

Cher Jilian,

Nous aurions une nouvelle mission à te confier. Il s'agit d'un roman autobiographique. Oui je sais, c'est un beau pléonasme... Tu sais, c'est une de ces formes modernes où tous les genres se mélangent pour faire quelque chose d'innovant. Pas que ce soit une mauvaise chose, seulement c'est toujours un peu problématique pour en parler après. Enfin ça c'est mon problème tu me diras...

Disons donc qu'il s'agit d'un roman. Le titre de l'ouvrage c'est La Fabrique du Vide (j'aime bien personnellement...). L'auteur s'appelle Terry Lucam. La demande nous vient directement de lui. Son éditeur souhaite pouvoir l'éditer en anglais aussi. Il a accepté et a aussitôt demandé à ce que ce soit toi qui t'en charges. Il est d'ailleurs assez formel là-dessus apparemment. Il refuse que quelqu'un d'autre touche à son livre. Genre... vraiment. L'éditeur me disait qu'il était catégorique : c'est toi ou personne.

À ma connaissance, tu étais au bout des projets que nous avions pu te confier jusque-là. Peut-être as-tu d'autres obligations ailleurs ? Il y a un peu de temps, ceci dit l'éditeur aimerait pouvoir tout boucler d'ici le mois de janvier, ce qui te laisserait quatre mois pour quelque chose comme 90 000 mots (je n'ai plus le décompte exact en tête mais je peux te retrouver tout ça rapidement).

Par contre, il souhaite te rencontrer avant. Ça aussi ça a l'air important pour lui. Pouvoir te parler en face à face. Je me suis demandé pourquoi, ça aurait été plus facile par mail. Mais apparemment il n'aime pas trop les mails. Il préfère le téléphone. Le plus simple serait que vous voyiez ensemble pour fixer une rencontre. Je peux lui donner ton numéro sans soucis ?

Je ne vais pas te mettre un couteau sous la gorge, mais si tu refuses, le projet tombe à l'eau... Le mec est tellement têtu qu'il n'en bougera absolument pas. Ce qui ne plaira sans doute pas à l'éditeur qui risque de nous le faire payer par la suite... Je m'inquiète peut-être pour rien, je crois que tu n'as encore jamais refusé de projets pour nous... Mais bon. Je compte vraiment sur toi sur ce coup-là !

Tiens-moi vite au courant.

Ilda

PS : C'est drôle quand on y pense, on travaille ensemble depuis plusieurs années maintenant et on ne s'est encore jamais rencontré en vrai, alors que tu t'en vas rencontrer un auteur que tu connais tout juste !

Non ce n'était pas drôle du tout. Mais alors vraiment pas. En tout cas lui ça ne l'amusait pas le moins du monde. Non seulement il allait devoir rencontrer un inconnu, mais en plus, il allait falloir fixer la rencontre par téléphone... C'était à croire que cet homme, ce Terry Lucam, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour lui pourrir la vie. Il resta un moment coincé devant son ordinateur, à lire et relire le mail. Les lignes autour de lui s'embrouillèrent pour former une écume épaisse avec une odeur de brouillard.

Il se leva d'un bond et commença à faire les cent pas entre la partie salon et la partie cuisine. Bien sûr il pouvait toujours refuser. Après tout, ce n'était pas le travail qui lui manquait. Le fait qu'il travaille vite et bien lui permettait de n'avoir que très rarement à refuser des projets pour manque de temps. Si bien que s'il refusait celui-ci, ça ne l'empêcherait pas de vivre tout à fait correctement les mois à venir. D'ailleurs, même si l'éditeur décidait de se venger et de le faire payer à l'agence d'Ilda, qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Il n'allait quand même pas la faire descendre... Certes, l'édition était un milieu de requins comme plein d'autres, mais enfin ce n'était quand même pas la mafia ! C'était des gens civilisés qui prenaient toujours la peine de vous envoyer une lettre pour vous informer de l'indifférence totale que vous leur inspiriez, généralement en orthographiant mal votre nom. Ceci dit, cela pourrait peut-être suffire. Parce que si l'éditeur décidait de déconseiller à tout le monde l'agence de madame Ilda Vaultier, c'est sûr que plus personne ne la trouverait... et du coup l'agence coulerait... et ce serait de sa faute... Une lettre ça changeait tout. Une toute petite lettre de rien du tout et le monde pouvait s'écrouler. Ce serait de sa faute.

Il ne pouvait décemment pas faire ça à Ilda... C'était elle la première qui lui avait donné sa chance dans la traduction littéraire. Jusque-là, il avait été cantonné aux traductions de mode d'emploi de micro-onde et autres fiches techniques pour boulons. Certes, Jilian aimait les mots au point qu'il était heureux de pouvoir travailler avec eux quel que soit le sujet. Mais il trouvait quand même que les modes d'emplois et les boulons manquaient de poésie. Quelque chose manquait. Aussi avait-il été heureux de se voir confier un projet de traduction de nouvelles. À partir de là, les choses s'étaient rapidement améliorées et il avait pu passer à beaucoup plus motivant. Ça avait été le début d'une collaboration riche avec Ilda surtout. Dès le début elle avait été d'un soutien incroyable. Elle l'avait poussé à s'améliorer, lui avait confié des projets de plus en plus conséquents, difficiles et surtout passionnants. C'était elle aussi qui par la suite l'avait recommandé à d'autres. Bref, il lui devait sans doute une bonne partie de sa carrière et il en était parfaitement conscient. Qui plus est, avec le temps, et même s'ils ne s'étaient jamais rencontrés, elle était devenue une amie précieuse avec qui il avait plaisir à échanger de façon quasi quotidienne. Il savait que lorsqu'il prendrait une pause ou qu'il finirait sa journée, un mail de la directrice d'agence l'attendrait pour parler de choses et d'autres. Et il était d'ailleurs déçu quand il arrivait que ça ne soit pas le cas.

Pour toutes ces raisons, il ne se voyait donc pas refuser le projet. Il avait déjà entendu ce nom. Ce qui signifiait qu'il s'agissait sans doute d'un auteur en vogue en ce moment. Suffisamment pour que l'éditeur français décide d'en assurer la traduction. Nul doute que ce projet ne pourrait qu'avoir des retombées positives pour l'agence... Il ne pouvait décemment par refuser pour un coup de téléphone. « Désolé Ilda, le projet a l'air super mais je n'ai pas envie de téléphoner. Bon courage pour la suite, j'espère que les éditeurs n'abîmeront pas trop ton prénom. » Non, définitivement, il ne pouvait pas lui faire un coup pareil. Qui plus est, le descriptif qu'elle avait joint à son mail le rendait plutôt curieux. Une histoire de famille brisée, plus exactement, d'un choix fait par une mère. Un drôle de choix puisqu'on lui avait demandé de choisir lequel de ses enfants elle souhaitait garder. L'intrigue puait le sentimentalisme forcé, pourtant, ça l'interpelait. Bien écrit, le récit pouvait s'avérer émouvant, troublant, touchant, perturbant, et tout un tas d'autres choses... Sans qu'il puisse expliquer pourquoi, les histoires de choix lui avaient toujours particulièrement plu.

Il avait beau tourné en rond et retourné tous les plans possibles dans sa tête pour éviter l'appel, il était évident qu'il allait accepter le projet. Aussi brusquement qu'il s'était levé, il s'arrêta. Le brouillard de lignes autour de lui s'était quelque peu dissipé. L'écume retombait calmement au sol. Jilian prit une grande inspiration, et repartit s'assoir sur le canapé.

Chère Ilda,

Il ne me reste qu'un projet en cours que je devrais avoir terminé d'ici demain. La Fabrique du Vide me paraît intéressant. Tu peux transmettre mon numéro à l'auteur (merci de ne pas en faire une habitude !).

PS : Tu ne trouves pas que l'ironie c'est plutôt qu'un auteur refuse les mails alors que ce n'est jamais qu'une autre forme d'écrit ?

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant