3 - routine

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Jilian Break n'était pas aussi ermite qu'il aimait se le faire croire. Certes, il n'avait jamais eu dans sa vie plus qu'une poignée d'amis à la fois, et il était convaincu que s'il le fallait, il pourrait parfaitement vivre entièrement seul. Il avait même presque réussi à s'en persuader. Elles semblaient loin les années où il cherchait à établir un contact avec les autres par tous les moyens possibles et imaginables. Il était devenu un adulte complètement solitaire, et autonome. Du moins c'est ce que disait le speech qu'il se répétait tous les matins devant la glace avant de commencer sa journée.

Tous les matins la même routine, bien tracée dans les lignes invisibles que ses déplacements calibrés avaient laissées au sol. Il s'extrayait de son lit plus qu'il ne se levait. Il s'arrachait des couvertures comme on retire une noisette de sa coque, enfilait une vieille paire de chaussons tellement usés que ses pieds ne sentiraient aucune différence s'il s'en passait et se dirigeait de l'autre côté de la chambre. Là se trouvait la penderie. Rien de bien exceptionnel. Une pile de t-shirts, un tas de jeans, des boules de pulls et des origamis de chemises. Tout méticuleux et préoccupé par le maintien de son ordre de vie qu'il était, le repassage n'avait jamais fait partie de ses spécialités. Il se saisissait de plusieurs items au hasard et enfilait le tout en espérant voir apparaître plus tard dans le miroir de la salle de bain une certaine cohérence. La penderie du traducteur devait sans doute obéir à un sortilège ou un autre, car quoi qu'il fasse, la tenue finale était toujours plus ou moins fonctionnelle. Tout au moins, elle ne ferait pas se retourner les gens dans la rue, ce qui selon lui était un critère de réussite absolue.

Après quoi, il se dirigeait vers la salle de bain où il passait un temps incroyable. Pas qu'il enchaînait les soins de beauté, simplement, ayant l'habitude de se lever avant même d'être réveillé, il était impossible de passer outre l'étape où il se tenait purement et simplement debout devant son lavabo, les yeux dans le vide, et tanguant légèrement d'avant en arrière sur des jambes encore abruties de sommeil. Il restait comme ça pendant plusieurs dizaines de minutes que le petit réveil sur la tablette était chargé de mesurer. C'était uniquement une fois que le réveil avait fini d'égrainer son compte à rebours que Jilian sortait de sa torpeur. Aucune sonnerie pourtant ne se mettait à frapper le carrelage de la salle de bain. Le cadran du réveil semblait simplement rencontrer le regard de l'homme, qui reprenait alors le contrôle de son corps. Sans doute que le réveil, tout comme la penderie, obéissait à un puissant sortilège permettant de protéger le maître des lieux de la déconvenue.

Toutefois, on pouvait se demander s'il était vraiment nécessaire qu'il ait conscience de ses actes, tant, là aussi, la routine était connue, maîtrisée. Sans doute que ses bras auraient pu agir seuls, sans attendre l'accord de leur propriétaire. Un peu d'eau sur le visage pour finir de se réveiller, un peu d'eau sur la nuque, boire un peu pour réhydrater le tout. Brossage des dents. Il n'en était pas à compter les allers et retours de sa brosse à dents. Mais s'il s'y était essayé, il aurait sans doute constaté une incroyable régularité des nombres d'un jour à l'autre. Venait enfin le moment de s'occuper de ses cheveux. Ils étaient d'un brun étrange, visiblement peu enthousiastes à l'idée d'afficher une couleur uniforme, et lui arrivaient légèrement en dessous des épaules. Jilian les brossait avec soin matin et soir, défaisant les nœuds, qui s'y trouvaient comme pour un piquenique, avec douceur, sous l'œil bienveillant du réveil qui s'amusaient à compter les secondes, parce que qu'est-ce qu'un réveil pourrait bien faire d'autre ? Si ses cheveux refusaient d'adopter la moindre uniformité pour ce qui était de la couleur, ils étaient en revanche d'une raideur tellement parfaite qu'on la croirait tout droit sortie d'un fer à lisser. Il en faisait systématiquement une queue de cheval qu'il attachait à l'aide d'un vieux lacet élimé. Depuis des années et des années, c'était toujours le même lacet. Un lacet noir tout ce qu'il y a de plus banal. Il ne se souvenait même plus de la paire de chaussures pour laquelle ce lacet était destiné. Autant qu'il se souvienne, il l'avait retrouvé dans une vieille boîte du grenier, alors qu'il rassemblait ses affaires pour définitivement déménager de chez sa mère. Il n'y avait pas réfléchi plus que ça. Ses cheveux, qu'il commençait à garder longs, le gênaient pour travailler. En trouvant le lacet, il avait pensé que c'était une bonne idée. Depuis, grâce à cette faculté incroyable qu'ont les objets de se rendre indispensable et irremplaçable au-delà de toute logique, il n'avait jamais réussi à s'en défaire, ni à le remplacer. Il attendrait simplement que le lacet finisse par casser de lui-même.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant