28 - sollicitation

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Ilda ne sait pas quoi faire. Depuis qu'elle a ramené Jilian chez elle, la situation semble s'être gelée sur place. Il a déliré toute la nuit. Il disait qu'il savait maintenant ce qu'il avait à faire. Il savait comment retrouver Terry. Il parlait d'une femme au visage déformé qui lui faisait horreur. Il était en sueur, tremblant. Aucune de ses phrases n'avaient le moindre sens. C'était comme s'il piochait les mots au hasard et tentait de faire ce qu'il pouvait avec. Le résultat était aussi aléatoire que terrifiant. Elle l'avait toujours connu si précis, préférant parler peu mais bien, et voilà qu'il était incapable d'articuler la moindre idée de manière cohérente. La seule chose qu'elle avait comprise, c'était la peur, l'angoisse. Elle avait senti cette chose dans la maison. Ilda ne savait pas comment en parler. Ce n'était pas elle normalement qui était en charge des mots...

Depuis que Jilian dépérissait dans son salon, c'était sans doute ce qui lui était le plus douloureux : il aurait fallu qu'elle puisse donner des mots à Jilian. Des mots qu'il puisse utiliser pour se défendre contre cette chose qui le rongeait de l'intérieur. Mais elle avait toujours été dans le camp des pragmatiques. Les mots lui servaient à décrire des choses qui étaient, qu'on pouvait toucher et nommer. La poésie, l'improvisation, ça n'avait jamais été son rayon. Si bien que maintenant, elle était coincée. Alors qu'il avait tant besoin qu'on lui fasse don de quelques syllabes, elle ne voyait tout simplement pas lesquelles pourraient avoir le moindre pouvoir de soulagement.

Cette nuit-là, il avait dit qu'il savait, qu'il savait où trouver Terry. Il avait dit qu'il avait compris, que peut-être il avait résolu l'énigme. Depuis, elle avait essayé de rassembler les phrases, de les faire se rencontrer, de leur donner sens. Mais c'était mission impossible. Elle avait essayé de trouver la fameuse réponse dont il parlait si frénétiquement cette nuit-là. Il était impossible de tirer quoi que ce soit du traducteur, et impossible de recoller les indices dissimulés dans les fragments éparpillés. Il lui manquait l'énigme, il lui manquait la question à résoudre. À partir de là, le reste était impossible à démêler.

D'autant qu'il restait l'épineux problème de Jilian lui-même. Ilda l'avait ramené dans l'espoir de le remettre sur pieds. Et il fallait bien admettre qu'en deux semaines la situation s'était certes stabilisée, mais il était extrêmement compliqué de communiquer avec lui. Il était constamment les yeux dans le vide, perdu ailleurs. Elle avait beau passer ses journées à l'extérieur, elle savait qu'il ne bougeait guère du canapé, et pour une raison qu'elle ne comprenait pas, il évitait au maximum la salle de bain. Peut-être redoutait-il la vision de ses cheveux nouvellement blanchis. La seule chose dont elle était sure, c'est qu'il allait lui falloir de l'aide. Elle n'arriverait jamais à le ramener à la vie par elle-même. Le cercle d'ami de Jilian était tellement restreint qu'il s'agissait simplement d'une droite les reliant tous les deux. Elle mit donc un moment avant de savoir vers qui se tourner. Après réflexion, la réponse était évidente : il fallait appeler Miranda. C'était finalement la seule personne avec qui elle savait Jilian en contact. Par définition, elle le connaissait bien. Enfin, c'est ce qu'Ilda espérait... Peut-être même que Miranda s'inquiétait un peu ? Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas vus ? Comment lui expliquer ?

« Allo bonjour, je suis la seule amie de votre fils qui délire sérieusement sur mon canapé depuis deux semaines. Peut-être qu'il serait bien que vous preniez de ses nouvelles ? »

Ça n'avait définitivement pas l'air d'une bonne idée. Enfinen tout cas pas présentée de cette manière. Il allait sans doute falloirqu'elle réfléchisse un peu plus avant à ce qu'elle allait pouvoir dire. Commentprésenter les choses ? Fallait-il tout lui dire de cette fameusenuit ? De la disparition de Terry Lucam ? L'odeur stagnant dans lapetite maison lui revint aussitôt, et elle conclut qu'il valait sans doutemieux ne pas trop rentrer dans les détails...


Miranda fût surprise de son appel. Il faut dire que Jilian ne l'avait pas vraiment habituée à avoir des amis. Il n'avait jamais été le genre d'enfant à constamment emmener chez tel ou tel ami, ni à vouloir organiser des fêtes à tout va. Honnêtement, elle s'en était un peu réjouie. Elle avait toujours eu un emploi du temps chargé et n'était pas très désireuse de l'aménager pour servir de taxi... Elle avait simplement espéré qu'il était plus casanier que solitaire. Si bien que quand Ilda appela ce jour-là, elle pensa tout d'abord à une mauvaise blague tellement la situation lui paraissait inconcevable.

« Bonjour, je parle bien avec madame Miranda Break ? Je suis Ilda Vaultier, une amie de Jilian.

_Une amie de Jilian ?

_C'est bien ça.

_Difficile à croire.

_Je me doute. Nous ne nous sommes jamais parlées jusqu'à maintenant...

_Je ne pensais même pas qu'une telle chose soit possible. Je m'étais habituée à voir mon fils seul dans sa cave. D'une certaine façon j'avais fini par croire que c'était le rêve de toute sa vie. D'ailleurs comment avez-vous pu le connaître alors qu'il ne sort presque jamais de sa cave ? Il évite le monde comme la peste...

_On a commencé à travailler ensemble il y a quelques années. La suite je ne sais pas trop. Les mails sont devenus moins froids et nous sommes devenus amis. C'est justement à son propos que je vous appelle.

_C'est une question d'argent ?

_Non non... Simplement, Jilian va très mal, vraiment très mal.

_Comment ça ?

_Je pense qu'il a été très secoué dernièrement et il a du mal à s'en remettre.

_Il ne m'a jamais vraiment semblé souffrir du moindre mal.

_Vous pensez vraiment que votre fils est du genre à s'épancher au premier bobo ?

_Je suis sa mère. Les choses sont différentes entre nous. Nous avons un vrai lien.

_C'est bien pour ça que je vous appelle. Jilian a besoin d'aide. Je n'y arriverai pas seule. S'il vous plaît. »

Sansqu'elle puisse savoir d'où elle venait, Ilda était de plus en plus conscientede la présence de l'odeur crasseuse qu'elle avait pu sentir dans la petite maisonde Jilian. Elle n'était soudain plus très sure que cette idée soit si bonne.Jilian ne parlait que très rarement de son enfance, pourtant, rien ne laissaitprésager la froideur qui s'était abattue sur elle à travers le téléphone...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant