21- breaking point

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C'est ainsi qu'Ilda avait fini par complètement prendre Jilian en charge. Elle avait abandonné toute subtilité. Il n'était plus temps de ménager la susceptibilité de son ami, qui n'avait de toute façon plus la force de protester. Elle n'était pas sûre du spectacle qu'elle avait trouvé dans la petite maison. Aussitôt après son appel, elle avait sauté dans sa voiture pour s'en venir le plus rapidement possible auprès du traducteur. C'était la première fois qu'elle venait. Trois heures de route, elle aurait préféré que cette première rencontre se fasse dans de meilleures circonstances, possiblement pour fêter quelque chose. À la place, elle avait dû déterrer la dernière facture qu'il lui avait faite pour retrouver son adresse. Elle avait roulé roulé, hésitant entre appuyer sur l'accélérateur sans discontinuer et s'arrêter régulièrement pour appeler Jilian et s'assurer de son état. Elle avait coupé la poire en deux, à la moitié du trajet, elle s'était arrêtée sur une aire d'autoroute pour l'appeler. Il avait répondu presqu'aussitôt, comme s'il attendait son appel plus que tout. Lui qui fuyait les conversations téléphoniques, voilà qu'il était maintenant accroché à son portable comme un noyé... Malgré ça, il restait absolument impossible d'obtenir la moindre phrase cohérente. Il se bornait à répéter, encore et encore, entre deux, trois, cinq, sanglots, la même phrase... Les mots sont partis. Impossible de l'en faire bouger. Impossible de le ramener sur autre chose. Et toujours les larmes. L'urgence se dessinait de plus en plus dans l'absolu. Il fallait qu'elle fasse vite.

Elle n'eût aucun mal à trouver la maison. Rien ne la surprenait. La petite maison était à l'extrémité de la ville, au fond d'une impasse, juste à la lisière d'une petite forêt... Tout ce dont un ermite plus effrayé par la solitude qu'il ne le croyait pouvait rêver. Elle pût se garer devant sans soucis, l'endroit n'était pas beaucoup fréquenté et sans doute Jilian ne possédait lui-même pas de voiture. Il n'y avait qu'un minuscule jardinet entre le trottoir et la porte d'entrée, comme c'est souvent le cas dans ces maisons de ville. Pourtant, elle eût l'impression d'une éternité entre la porte de sa voiture et celle de la maison, une véritable randonnée urbaine là où un podomètre aurait à peine eut le temps de sortir de sa veille. La fatigue du trajet, sans doute.

Ilda sonna, pas de réponse. Elle frappa à la porte, pas de réponse. Merde. Plus le temps pour les politesses... La porte n'étant pas verrouillée, elle put entrer sans soucis. Elle fût aussitôt agressée par l'odeur, et pas une de celle qu'elle se serait attendue à trouver. La maison aurait pu sentir le linge sale accumulé, peut-être la nourriture moisie, collée à la vaisselle oubliée de l'évier, ce genre d'odeur diffuse et pourtant reconnaissable. Celle qui s'échappait par la porte était difficilement identifiable. Une odeur de renfermé, de pourriture de fond des bois, entre le vieux et le vivant. Une odeur de brûlé, de plastique fondu et refondu. Une odeur âcre qui s'accrochait à elle, mais surtout qui tentait de la chasser. C'était comme si l'odeur faisait tout ce qui était en son pouvoir pour être le plus concentré possible et ainsi effrayer l'intruse. L'odeur tenait à lui faire savoir qu'elle n'était pas la bienvenue. Ajoutée à la traversée interminable du jardinet, la maison semblait décidée à la repousser. Ilda n'était pas du genre à se laisser démonter, elle jugea la provocation à la hauteur de son inquiétude et entra donc avec toute l'énergie dont elle était encore capable.

Il était roulé en position fœtale, coincé entre la table basse et le canapé. Le corps agité de spasmes et la voix toujours étranglée de sanglots au compte-goutte. Elle aurait voulu se jeter sur lui et l'arracher à cet endroit dans l'instant. Ce qu'elle voyait tranchait tellement avec ce qu'elle ressentait... Si elle ne se fiait qu'à ses yeux, l'endroit était propre, ordonné. Un léger désordre occupait l'espace, mais rien de bien surprenant pour le caractère lunaire de Jilian. Pourtant, que les murs s'effondrent, que les meubles se brisent ou que la peinture se déchire seraient un scénario des plus plausibles. Si elle devait écrire ce moment, c'est d'ailleurs sans doute ainsi qu'elle aurait écrit la suite. Elle s'approcha doucement de lui, aussi doucement que possible, elle parlait d'une voix calme, aussi calme qu'il était humainement possible. Si elle allait trop vite, si elle se trompait, l'air allait se déchirer, elle le sentait... Le monde ici était d'une fragilité de papier usé, froissé, plié et replié, passé encore et encore à travers les différentes étapes du recyclage... Un monde en papier fin, papier de riz ou d'origami... Un monde en papier prêt à se déchirer si on n'était pas assez patient, pas assez précis.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant