7 - téléphone

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Le coup de fil ne se fit pas attendre longtemps. L'après-midi même, le petit appareil à côté de la télévision commença à émettre son infâme mélodie. Jilian mit un moment à sortir de sa torpeur. Il était enfoncé tellement profond dans le texte qu'il travaillait qu'il ne pouvait pas en sortir comme ça, d'un simple claquement de doigts. Il fallait qu'il prenne le temps. Un temps où les vertiges se manifestaient en embrouillamini de lignes sur les murs. Dans l'ensemble, il trouvait que c'était un temps plutôt agréable. Mais là, le téléphone sonnait. La logique des choses voulait qu'il mette aussitôt son corps en mouvement en direction de la source sonore afin de mettre fin à l'agression... et accessoirement répondre à son interlocuteur.

Seulement, le corps de Jilian était encore quelque part sous l'eau, en train de remonter le lit d'une rivière capricieuse. Il avait fallu plonger en apnée car elle n'appréciait guère d'être ainsi envahie, les eaux pouvaient donc à tout instant se rebeller et le jeter hors du courant. Cela faisait un mois qu'il travaillait sur ce court recueil de poèmes. Ce n'était pas une forme à laquelle il était particulièrement habitué, si bien qu'il lui fallait toujours un temps de domptage plus long qu'à l'accoutumé. Il arrivait enfin au bout de son parcours. Et voilà que ce foutu téléphone n'avait rien de mieux à faire que sonner. Il savait qu'il devait se lever et répondre. Et en même temps, il préférerait rester plongé dans ces poèmes et enfin en finir avant d'avoir à affronter pareille corvée. Rien ne lui disait qu'il pourrait s'y remettre facilement par la suite. Si bien qu'alors qu'il essayait de convaincre son corps d'obtempérer et de se lever afin de répondre à cet important coup de fil, la sonnerie finit par se taire d'elle-même.

Jilian resta immobile à fixer le téléphone comme s'il n'y croyait pas. Encore quelques secondes et il allait répondre, il en était sûr. C'était une question de secondes c'est tout. Si les téléphones ne peuvent même pas attendre qu'on soit prêt à coopérer... Peut-être qu'il devrait faire installer une de ces sonneries d'attente comme ils font dans les services publics où on attend pendant tellement longtemps qu'on finit par mettre le tout sur haut-parleurs pour continuer sa vie à côté, tout en sachant pertinemment que le service qu'on essaie de joindre ne répondra que quand vous aurez les mains complètement prises par la vaisselle ou la bouche pleine d'un sandwich thon mayonnaise et œufs durs. À croire qu'ils pouvaient entendre ce qui se passait de l'autre côté du téléphone avant même qu'on ait décroché. Que c'était un concours où chaque conseiller essayait de voir ce que l'attente pouvait faire faire aux gens. À la fin de chaque mois, ils votaient pour les réactions les plus improbables, drôles, ridicules. Sans doute que le choix de la musique d'attente y était pour beaucoup. Elle devait forcément influencer sur l'humeur de l'utilisateur. Donc s'il voulait mettre en place ce type de système, il allait sérieusement devoir réfléchir au morceau qu'il choisirait. Et franchement il n'en avait aucune idée... Le plus simple était peut-être finalement de faire entendre au monde qu'il ne voulait pas qu'on le contacte par ce biais. Ou qu'il se renseigne pour savoir quelle était la pire musique d'attente possible.

Toujours est-il qu'hormis le bruit de fond de la télé, le silence était revenu dans la pièce. Il n'avait pas décroché. Peut-être que celui qui appelait avait laissé un message ? Peut-être que ce n'était pas le grand auteur important mais simplement sa mère ? Non, sans doute que non. Sa mère n'appelait jamais à ces horaires-là, elle savait pertinemment qu'à ces heures, il travaillait et n'appréciait guère qu'on le dérange. Peut-être était-ce une simple sollicitation d'entreprise ? Quelque chose pour lui vendre des fenêtres ou une assurance vie. Dans ce cas-là il n'y aurait pas de message sur le répondeur et il ne servait à rien de se lever. Mais si c'était le grand auteur, il avait peut-être laissé un message, et dans ce cas il vaudrait mieux qu'il l'écoute.

Sur l'écran, le curseur noir continuait de clignoter à intervalles réguliers, battant la mesure. Jilian prenait du retard. Un œil sur le petit alligator de la pendule le lui confirma. Il trouva d'ailleurs surprenant de croiser son regard... Il était rare qu'il lève le nez de son ordinateur tant qu'il n'avait pas fini son travail de la journée. Du coup, découvrir l'alligator entre ces aiguilles et sous cette lumière... c'était quelque chose de presque inédit.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant