31 - on the route encore

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La route fût longue. L'histoire lui paraissait complètement dingue. Comme Jilian lui avait demandée, elle l'avait laissé terminer sans poser de question. Ilda ne parvenait pas à savoir ce qui la perturbait le plus : l'histoire même de la famille Break, ou qu'il soit parvenu à comprendre tout ça avec aussi peu d'éléments. Bien sûr, la mémoire était quelque chose de traître. Il avait du mal à se souvenir de l'âge qu'il pouvait avoir. Les souvenirs qui avaient été enfouis pouvaient sans doute expliquer la force avec laquelle son instinct se manifestait. D'un autre côté, son état était préoccupant. Il hallucinait clairement et les certitudes qu'il avait évoquées pouvaient tout aussi bien tenir du délire pur et simple... Le point de départ semblait pourtant moins net. Si Terry et lui n'étaient pas liés, si son histoire n'était pas liée à celle de Terry, pourquoi serait-elle le point de départ ? C'était pour cette raison finalement qu'elle avait choisi de croire Jilian. Aussi fou que cela puisse paraître, la théorie de la famille déchirée pour la beauté d'un jeu tordu, l'amnésie de l'un, l'obsession de l'autre, semblaient plus crédibles qu'un pétage de plomb sorti de nulle part. Pour cette raison, elle était donc montée en voiture avec le traducteur, prête à chercher la fameuse boîte à chaussures dès que l'occasion s'en présenterait. Elle ne savait pas si elle préférerait trouver des chaussures ou la fameuse réponse à l'intérieur... et si tant est qu'il y a bien la réponse cherchée par les deux frères, quelle forme prendrait-elle ?

Jilian de son côté avait à nouveau été malade plusieurs fois durant la semaine. À chaque fois qu'il essayait de s'accrocher aux bribes de souvenir que le courant charriait, les haut-le-cœur lui tordaient l'estomac et le vacarme recommençait. À nouveau Origami se jetait le crâne sur les murs de la salle de bain avec toute la force dont elle était capable. Riant à gorge déployée. Au même titre que Pheim, pour qui l'expression avait pris un tournant plus graphique encore. Il était persuadé que les aiguilles qui lui criblait le visage étaient toujours un peu plus nombreuses. Qui plus est, il était sûr qu'à l'origine, elle n'en avait aucune sur le corps. Il ne saurait dire si ses crises empiraient ou pas. Il s'y habituait, le modus operandi était toujours le même, si bien qu'il pouvait maintenant y naviguer sans trop de difficultés. Pourtant, l'état des deux êtres à la fin était toujours pire que la fois précédente, et lui-même terminait inlassablement vide et épuisé. Leurs conversations dans la salle de bain ressemblaient toujours à la même chose...

"Tu vas encore te faire mal
j'ai pas mal j'ai plus mal je ne peux pas avoir mal
tu ne l'as toujours pas dit
vous tournez toujours toutes les phrases pareil mais ça ne dit jamais rien
sans mot tu veux faire quoi ?
tu veux faire quoi ?
pour quoi faire ?
j'ai mal
pas moi
dis-le il faut que tu le dises il faut que tu le dises maintenant
elle va mourir sinon
et toi aussi
lui est déjà mort
tu n'aurais pas dû lui en parler
c'est contagieux tu sais
la souffrance c'est contagieux
ça fait mal
j'ai mal
pas moi
maintenant tu vas faire quoi ?
tes cheveux sont toujours blancs
et tes yeux secs
moins
peut-être moins
mais toujours pas assez
il faut suivre l'eau
le courant
il faut suivre le courant
il faut avancer
l'acte final
la pièce manquante
dans la boîte à chaussure
j'ai mal
pas moi
tu n'aurais pas dû lui dire
la souffrance c'est contagieux
tu n'aurais pas dû lui dire
mais toi t'as pas mal
ça te fait rien
moi non plus
ça ne compte pas
c'est pas pareil"

La boucle se bouclait toujours autour de sa gorge et les larmes coulaient sans qu'il ait eu le temps de comprendre qu'elles étaient là. Ses yeux étaient tellement secs qu'il était sûr de pouvoir les sentir s'évaporer à la seconde où elles touchaient sa peau. Sans même la voir, il sentait le crâne d'Origami se répandre sur les parois de la douche, sans même l'entendre, il sentait la peau de Pheim se déchirer sur ses aiguilles au moindre mouvement, cherchant même à provoquer toujours un peu plus l'écartèlement de leur propre corps. Et pendant ce temps-là, pendant ce temps qui ne pouvait plus se mesurer qu'aux clignotements d'un curseur noir sur une page blanche, Jilian vomissait... Tous les trois, dans l'étroitesse de la salle de bain, cherchaient à s'arracher du corps des souvenirs qui ne voulaient pas se nommer, des chimères qui ne voulaient pas rentrer dans les postures rigides et codifiées des mots. Tous les trois, pour l'éternité dans cette salle de bain trop étroite, cherchaient à purifier le corps du mal qui les rongeait, sans jamais y parvenir.

Aujourd'hui, assis à la place du mort, tandis qu'Origami s'était allongée sur la banquette arrière et Pheim installée dans le coffre, il regardait dans le vide de la fenêtre, se demandant s'il était capable d'admettre qu'on ne pouvait pas soigner le mal par le mal. Que trouverait-il dans la boîte à chaussures ? Pire, et s'il n'y avait rien dans la boîte ? S'il n'y avait même pas de boîte ? Y aura-t-il de quoi retrouver Terry ? Était-il vraiment trop tard ? Il n'avait aucun élément lui permettant d'affirmer ceci avec autant de certitude. Pourtant, l'instinct lui tordait le ventre. Il le sentait très clairement maintenant, ce manque insupportable au fond des tripes. Impossible de savoir s'il avait toujours été là, comme une rage de dent à laquelle on s'habitue, ou s'il était apparu soudainement. Il y avait eu trop d'informations à gérer en trop peu de temps et il ne savait plus dans quel ordre les trier.

À ce niveau-là, ni Pheim ni Origami n'était de la moindre utilité. Il les traînait maintenant partout, comme le petit diable et le petit ange que les dessins animés laissent sur les épaules de leurs personnages, sans être pour autant capable de savoir laquelle était laquelle.La violence de Pheim n'avait aucune limite, et d'un battement de cil elle pouvait le plonger dans une détresse obscure dont il n'était jamais complètement sûr de sortir vivant. Origami quant à elle avait le don d'embrouiller tout ce qui semblait clair. Elle se moquait du sens des mots et passait son temps à tordre la moindre phrase comme on écrase une orange. L'une était un monstre difforme, l'autre une gamine diabolique. S'il avait pu avouer à Ilda qu'il hallucinait, il s'était refusé à rentrer dans le détail. Il valait mieux lui éviter ça. Même si pour être honnête, il n'était pas sûr de savoir qui il protégeait vraiment. S'il révélait l'existence des deux êtres, ses deux morceaux d'ombre, il craignait qu'un enfer encore plus grand ne s'abatte sur sa carcasse déjà fragilisée. Il était aussi terrifié à l'idée que les deux puissent s'en prendre à Ilda par pure vengeance... La douleur était contagieuse. Les monstres pouvaient-il se transmettre par le sang ? par contact de la peau ? de l'air ? Impossible de poser la question sans passer pour un fou furieux. Il n'était pas fou. Il devait simplement vivre avec des monstres que personne à part lui ne pouvaient voir ni entendre parce qu'il était incapable de comprendre sa propre histoire tant qu'il n'aurait pas trouvé une boîte à chaussure quelque part dans le fond du placard de sa mère. Tout cela était parfaitement rationnel : il avait repéré le problème, ainsi que sa solution. Ou peut-être bien qu'il était fou. Sûrement même... Juste il ne voyait pas en quoi ça changeait le problème...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant