18 - routine 2

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Tant bien que mal, la vie reprit son cours, sans qu'on puisse dire pour autant que les choses avaient repris leur cours normal. Il fallut batailler, mais Jilian réussit à reconstituer un semblant de routine. Beaucoup moins fluide, beaucoup plus en à-coups. Là où il évoluait en glissant tranquillement d'un point à un autre de sa journée, il avançait maintenant comme un ressort grippé. S'il tirait trop fort sur les fils qui le faisaient bouger, il finirait sans doute complètement déséquilibré. Il se sentait pantin de verre. Pas vraiment libre de ses décisions, de ses mouvements. Ce qui était quelque peu étrange si on y réfléchissait bien. Après tout, il était tellement ancré dans sa routine que la liberté dont il profitait était finalement toute relative. Mais au moins avait-il le sentiment de l'avoir décidée. Alors que maintenant... Il avançait d'une étape à l'autre, sans que celles-ci ne semblent connectées entre elles, sans qu'elles ne paraissent dotées de la moindre logique. Avec toujours cette sensation tenace d'être sur le point de se briser.

Sans être quelqu'un du matin, il n'avait jamais eu de mal à se réveiller. Maintenant, il lui fallait négocier avec ses paupières pour qu'elles acceptent de s'ouvrir sur le monde. Son corps se déroulait lentement hors du lit. Il faisait attention de ne pas brusquer la moindre articulation, de ne pas violenter le moindre muscle. Il sentait toute la fragilité de ses os sous la masse de peaux et de chairs. Il se levait, se dirigeait sur la penderie qu'il fixait alors pendant de longues minutes. Le contenu lui semblait étranger, comme si quelqu'un l'avait changé pendant la nuit. Il ne se rappelait pas avoir acheté tel ou tel vêtement.

Il avait la constante impression de jouer un jeu des sept différences truquées. C'était ça, la nouvelle réalité dans laquelle il vivait, la nouvelle logique de son univers. Jilian évoluait maintenant dans un univers fragile, en papier soigneusement plié, aux angles lissés. Un monde en origami. Un monde d'une beauté incroyable, qui sous des allures de certitude cachait une fragilité dont le vent n'aurait aucune pitié. Jilian Break, pantin de verre dans un monde en papier que personne ne s'était donné la peine de signer.

Le passage dans la salle de bain était toujours le plus compliqué. Le petit réveil n'égrainait plus les secondes de son calme impertinent. Non. Il les frappait, chacune à leur tour, avec détermination. Pour frapper aussi fort, la logique aurait voulu qu'un élan quelconque soit nécessaire. Les secondes auraient donc dû prendre du retard. D'ailleurs, peut-être qu'elles en prenaient par moment. Jilian ne savait plus très bien. Il pouvait rester plusieurs minutes à regarder les aiguilles bouger, comme affolées par le bruit trop marqué du tictac. Parfois, il avait presque l'impression que le réveil avait l'air de s'excuser devant tant de violence. Mais comment en être sûr ? Venait toujours le moment où il fallait qu'il décolle ses yeux du réveil pour les ramener sur le miroir, et alors commençait la véritable chasse aux différences...

Elles lui semblaient moins nettes que pour Origami. Les premiers jours, il se soumettait à une longue inspection. Après tout, il avait raté le moment où ses cheveux avaient viré au blanc, que risquait-il de manquer s'il ne faisait pas plus attention ? Peut-être que ses dents finiraient par tomber et qu'il ne s'en rendrait même pas compte avant sa visite annuelle chez un dentiste qui s'écrirait « Ça alors ! Plus aucune dent ! À votre âge c'est bien étrange... ». Ou encore, peut-être qu'il était déjà aveugle, mais qu'il était trop pris par ses habitudes pour s'en rendre compte. Si bien qu'un jour, pour une raison X ou Y, on l'enverrait voir un ophtalmologiste qui lui demanderait pourquoi il n'était pas venu plus tôt, quand on pouvait encore faire quelque chose, avant de lui donner une brochure vantant les mérites des chiens d'aveugle.

Il avait mis du temps, mais il avait fini par le voir, le visage qui restait imprimé dans le miroir quand il passait. Ce visage blanc aux cheveux en bataille, tout aussi blancs, avec lesquelles tranchaient des lèvres rouges transpercées d'aiguille. La créature ne bougeait jamais. Elle souriait. C'était tout. Il la fixait, la guettait. Tôt ou tard, elle finirait bien par bouger. Il l'aurait. Il en devenait paranoïaque. Il la sentait au-dessus de son épaule. Depuis qu'il l'avait vu, il sentait constamment sa présence derrière son dos. Mais dès qu'il se retournait, elle avait disparu. Elle restait imprimée dans le miroir sans jamais témoigner de la moindre envie d'en sortir. Ses yeux noirs fixaient un point qu'il n'arrivait pas à déterminer. De ses lèvres percées ou de ses yeux sans le moindre espace, il ne savait pas ce qui le terrifiait le plus. L'un comme l'autre l'attendait à chaque fois qu'il se cherchait dans le miroir. Quand il surprenait son regard, lui aussi se figeait. Se lançait alors une partie où le premier à bouger perdrait. Évidemment, il était toujours le premier à se remettre en mouvement... Il essayait, autant qu'il pouvait, de s'habituer à la présence de la chose, à son sourire découpé, à ses yeux disparus, à sa présence invisible et insistante. Quoi que la chose fût, elle était partie intégrante de ce nouvel univers en papier froissé. Jilian, pantin aux os de verre, n'avait d'autre choix que l'accepter.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant