23 - marmonner

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« Ok ok ça n'a pas suffi ! Tu as gagné, t'es contente ?

_Très. Il t'en aura fallu du temps pour comprendre.

_Parfait, alors si madame est satisfaite, peut-on savoir comment tu t'y es prise ?

_Je me suis contentée de l'aimer.

_Ridicule.

_De l'aimer oui. De l'aimer à un point... De l'aimer tellement fort qu'il ne puisse plus envisager s'en passer, qu'il oublie même qu'il y a un monde à l'extérieur. Car même si monde il y a, le monde ne pourra jamais l'aimer comme moi. Je l'ai aimé jusqu'à ce qu'il ne reste rien d'autre. Je l'ai aimé jusqu'à fermer son monde. Tu penses que ce n'est rien ? Que c'est facile ? Tu sais, l'amour rend aveugle. Et si on s'y prend suffisamment bien, si on dose suffisamment bien, l'amour rend amnésique. Je l'ai aimé, mais je pourrais aussi dire que je lui ai tout pris, tout volé. Ses souvenirs, la possibilité d'un avenir, sa famille. J'ai tout pris pour te prouver que j'avais raison. Parce que maintenant, quoi qu'il se passe, il aura toujours besoin de moi, besoin que je sois là. Je suis le nord et le sud, je suis l'hiver et le printemps, la pluie et le soleil. Il ne le sait pas, pas encore, peut-être un jour, mais pour le moment il ne le sait pas. Il est un satellite qui me gravite autour. Il pense être libre de ses choix quand il ne peut rien faire d'autre qu'orbiter autour de moi. J'ai gagné car personne ne pourra l'aimer au point qu'il oublie tout à nouveau. Parce qu'il n'a plus rien à oublier. Toi, tu as choisi de détruire, de briser, d'imposer ta loi et ta force. Tu voulais tellement être tout puissant. A la fin, il le sait qu'il n'aura qu'à aller voir ailleurs pour trouver mieux. En tout cas, il peut l'espérer. Le mien n'a plus de passé, par conséquent plus d'avenir. Il est figé, bloqué, gelé dans un présent qui n'existe pas, ou pas vraiment, ou pas assez.

_Fière ?

_De quoi ? D'être la mère au sang sur les mains ? D'être la mère qui a détruit deux fois la chair de sa chair ? D'être la mère qui a choisi ? Je suis complice et bourreau à la fois. J'ai gagné contre toi et j'ai perdu tout le reste. Finalement tu vois, moi aussi, je ne suis qu'une lune en orbite autour de toi. Tous les quatre, nous sommes un système solaire sans doute mort depuis longtemps. Il n'y a rien à fêter d'autre que notre enterrement. Puisse-t-il arriver vite. »

Ilda opta finalement pour une solution de conciliation. Il était important de s'éloigner de cette maison le plus vite possible. Elle pouvait le sentir, quelque chose de mauvais était là. Peut-être que ce n'était rien, juste un hasard. Une trop forte empathie, c'était l'endroit où Jilian avait fini par se sentir si terriblement mal, si bien qu'elle en jugeait la maison coupable. Mais la maison était sans doute aussi responsable que le temps dehors ou l'écoulement des minutes que le chat qui décorait sa montre tentait toujours de suivre des yeux. La montre était ridicule, enfantine. Elle y était néanmoins attachée, et comme ses poignets étaient restés très fins, elle avait pu continuer à la porter sans jamais penser à la changer.

Toujours est-il que même s'il lui paraissait ridicule de penser que la maison puisse être en quelque façon que ce soit responsable de l'état du traducteur, il n'en demeurait pas moins qu'elle ne parvenait pas à se départir complètement de cette sensation. Elle choisit donc de rouler aussi longtemps qu'elle le pouvait et d'aviser en cours de route s'il était besoin de faire une étape pour permettre à Jilian de reprendre forme humaine.

Celui-ci était dans un état terrifiant. Certes, c'était la première fois qu'ils se voyaient en face à face et elle ne pouvait donc pas comparer. Tout de même, certaines choses lui paraissaient très loin d'un état normal... A commencer par la couleur de ses cheveux. Ça l'avait frappé dès qu'elle l'avait vu, à vrai dire, c'est même cette couleur immaculée qui avait attiré son regard. Une blancheur aussi éclatante lui paraissait irréelle, surtout pour une couleur de cheveux. Lorsqu'elle était passée dans la salle de bain, elle n'avait vu aucun produit permettant la décoloration des cheveux, si bien qu'elle pouvait supposer que Jilian n'avait pas cherché à altérer lui-même sa couleur, il ne s'agissait pas d'une volonté esthétique. Ce qui l'inquiétait d'autant plus, c'est qu'il n'avait jamais fait mention d'une telle particularité physique, alors même qu'il leur était arrivé de parler, au fil des années, des cicatrices ou petites anomalies que leur corps respectif pouvait avoir à offrir pour amuser la galerie. Que conclure ? Qu'il avait toujours gardé cela secret ? Mais pour quelle raison ? Ils avaient eu l'occasion de se dire bien pire qu'une couleur de cheveux... Fallait-il déduire qu'il s'agissait d'un phénomène récent, lié au chaos dans lequel son ami baignait ces dernières semaines ? Ce genre de choses ne pouvait pas arriver aussi vite non ? Dans ce cas, elle avait sous-estimé la gravité de la situation trop longtemps...

Hormis cette criante couleur de cheveux, la peau du traducteur était d'un terne qu'on pourrait classer quelque part entre le gris poussière et le vert nauséeux. Il n'arrivait pas à maintenir sa tête dans une position stable, de sorte qu'elle dodelinait mollement d'un côté à l'autre du siège, contre la fenêtre, sur sa ceinture de sécurité. Ilda n'arrivait pas à savoir s'il dormait ou pas. Pas vraiment endormi, pas vraiment conscient, il marmonnait parfois des bouts de phrase, crachait des bouts de mots comme des miettes qui lui seraient restées coincées dans la gorge. Entre les « quelque chose manque » et « les mots sont partis » qui tenaient très clairement le rôle de refrain dans cette logorrhée décousue, d'autres morceaux apparaissaient moins clairement. Il fallait qu'elle joue les archéologues pour reconstituer les phrases complètes.

Il était question d'alligator, tout au moins d'une créature à longues dents, dangereux. Elle n'arrivait pas à comprendre où il se trouvait. Les élucubrations de Jilian semblaient parfois indiquer qu'il vivait à l'intérieur de lui, d'autres fois qu'il se trouvait à l'extérieur. Il parlait d'aiguilles, d'aiguilles couvertes de sang, enfin peut-être, enfin pas encore, mais sans doute bientôt. Elle crut comprendre qu'il parlait de feu, de goudron, mais sans parvenir à faire le lien entre ces deux éléments.

Elle ne savait pas non plus à qui il parlait. Était-elle simplement témoin d'un dialogue intérieur que l'épuisement rendait audible à tous ? Ou bien l'avait-il sciemment choisie comme la destinataire de cet improbable récit ? Répétait-il pour elle se qu'il avait couvé toutes ces semaines ou bien le découvrait-il lui-même maintenant qu'il avait l'occasion d'en faire part à quelqu'un d'autre ? Fallait-il qu'elle réponde ? Mais quoi ? Pouvait-il seulement l'entendre ? En désespoir de cause, elle restait concentrée sur la route, les yeux rivés sur le goudron qui se déroulait sous la voiture. Immobile, sûre, fiable, la route les emmènerait loin du chaos. Il fallait l'espérer...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant