Jilian avait mis un moment à comprendre que son téléphone sonnait. Tellement longtemps que l'appelant avait dû réitérer plusieurs fois avant qu'il réagisse. Ce jour-là, Origami avait un bandeau sur l'œil, quelque chose entre l'œil au beurre noir et le retrait chirurgical de l'œil tout entier. Elle tapotait sur son épaule encore et encore en chantonnant « ça fait pas mal mais ça énerve ». Elle avait commencé à la toute première sonnerie et avait continué encore et encore. Sa voix désharmonisée se confondait avec la tonalité du téléphone. À ce stade, les sons se mélangeaient tellement dans son esprit qu'il était incapable de dissocier les deux : Origami était la sonnerie et inversement. Sa capacité à repérer ces mêmes sons dans l'espace avait aussi beaucoup souffert. Combien de mouvements le curseur avait-il fait sur l'écran tandis qu'il observait le manège d'Origami ? C'était peut-être le bandeau, mais les expressions de son visage semblaient tordues, abimées. Elles clignotaient au fil du curseur. Jilian n'avait pas le temps d'enregistrer le chemin qu'elles faisaient. Impossible de les lier les unes aux autres. Impossible de comprendre comment elle passait de l'une à l'autre. Peut-être qu'il n'y avait aucune logique entre elles. Peut-être qu'elle les piochait au hasard pour les afficher de façon tout aussi aléatoire. Peut-être qu'elle se servait directement dans sa tête à lui. Et après tout, pourquoi pas. En ce moment il n'en avait pas l'utilité. De toute façon, toutes les expressions de son visage lui semblait exprimer un agacement profond à son égard... une habitude chez elle.
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
Le téléphone continuait de lui répondre en écho. Comme un refrain à deux voix. Gospel pour technologie manquante. Ce qu'il ne comprenait pas c'était la réaction qu'on attendait de lui. Fallait-il qu'il s'énerve, comme l'entêtante mélodie semblait le signifier ? Mais c'était un jeu, s'il s'énervait, il mettait fin au jeu, elle pourrait se vexer, s'énerver à son tour. S'il décrochait le téléphone, soit il mettait fin au jeu et dans ce cas-là il risquait, là aussi, de l'énerver, soit elle continuerait sa chanson alors qu'il était au téléphone, ce qui ne manquerait pas d'agacer la personne qui l'appelait... qui devait de toute façon être déjà excessivement énervée que personne ne lui réponde depuis tout ce temps.
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
Qui pouvait bien insister pour l'appeler comme ça ? Ilda ne communiquait avec lui que par SMS. Ils avaient convenu d'un code ensemble, ou plutôt elle lui avait proposé ce code qui lui permettait de répondre sans avoir à construire de phrases, à peine fallait-il qu'il utilise le moindre mot. Impossible de savoir si le fait de physiquement composer un message était plus fatigant que penser les phrases à écrire. Un message vide pour donner un accord. Des suites de chiffres pour marquer un désaccord. Un point d'interrogation pour des demandes de précision. Ilda devait ensuite se débrouiller pour traduire. Heureusement pour elle, ce n'était pas comme si Jilian pouvait se targuer d'une pensée complexe ces derniers temps...
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
Ça fait pas mal mais ça énerve
La seule chose dont il était vraiment sûr, c'est que s'il mettait trop longtemps à réagir, Pheim finirait par s'énerver. L'image de ses lèvres se déchirant sur les aiguilles suffisait amplement à lui glacer le sang... Il y avait déjà eu le droit la veille, quand Ilda lui avait demandé s'il se souvenait de la nuit où elle l'avait arraché à sa maison. Elle n'avait pas insisté, mais la question avait suffi à sortir Pheim de sa cachette. Il avait réussi à l'ignorer toute la soirée. Il espérait qu'Ilda ne l'avait pas entendu pleurer tout au long de la nuit. Il ne pouvait pas lui expliquer. Il ne pouvait pas lui parler de Pheim. Il n'y avait pas de mots pour ça. Ou bien ceux qu'il avait, ceux qui lui restaient, étaient loin d'être assez forts. Comment pourrait-elle le croire ?
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Littéralement l'océan
ParanormalJilian est un traducteur de fiction vivant en ermite. Un jour, l'auteur du dernier best-seller n'accepte de vendre les droits de son livre que si Jilian accepte de s'occuper de la traduction. Le lendemain de la rencontre entre les deux hommes, l'aut...