15 - brûlure

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« On ne peut pas continuer comme ça.

_Non c'est sûr.

_Ça n'arrive nulle part.

_À ce rythme, on ne fera rien ni de l'un ni de l'autre.

_Certes.

_Tu proposes quoi ?

_Je ne sais pas.

_Ça n'aide pas.

_Je continue de penser que ta solution du choc est trop violente. En même temps...

_En même temps leur laisser le temps n'ira nulle part. Un peu comme toi.

_Arrête de dire que je ne vais nulle part ça m'énerve.

_C'est la vérité.

_Je sais.

_C'est bien de le savoir, c'est mieux de faire quelque chose.

_Comme toi ?

_Moi je sais que je suis une brute épaisse. Je brise des choses et après je constate.

_Tu constates quoi ?

_Dépends des fois. Des fois je peux juste constater que ce qui était n'est plus et aussi ce qui ne pourra plus être du coup.

_Donc tu fais, mais tu ne vas nulle part toi non plus.

_Non mais je bouge.

_Ça ne suffit pas.

_C'est toi qui ne suffis pas. Ça ne suffisait déjà pas pour moi, pourquoi ça suffirait pour eux ?

_Il faudrait être comme toi, toujours en trop ? Toujours dans la démesure ?

_Dans la démesure il y a des choses à prendre. Toi tu n'as rien à offrir. Tu ne sers à rien. »

La discussion dans la cuisine avançait. D'une certaine façon. La femme perdait du terrain sur le père, qui écrasait de plus en plus. Les répliques de l'une s'écourtaient là où celles de l'autre devenaient de plus en plus longues. Simple question de transfert des masses. Absorbé dans sa lecture, Jilian émiettait son croissant tout autour du clavier. Il s'y était replongé dès qu'il était revenu du labo. Elle avait raison, la boulangerie qu'elle lui avait indiquée était excellente. Dans sa tête, il l'avait appelée Origami. C'était plus facile une fois qu'on pouvait nommer les gens, même de façon arbitraire, approximative.

À dévorer ses croissants sur son canapé, Jilian s'échauffait. Il allait bientôt pouvoir plonger... Cela faisait un moment qu'il n'avait pas été anxieux à l'idée de plonger dans un texte. Bien sûr, il y avait toujours une petite appréhension. C'était systématique, pour ne pas dire nécessaire. S'il était trop sûr de lui, il risquait de rater quelque chose d'important, d'essentiel. Ou bien de se retrouver piégé d'une façon ou d'une autre dans un texte qui ne lui ferait aucun cadeau. Il était important qu'il garde tous ses sens en éveil, à la fois pour sa propre sécurité et pour celle du texte. Mais là, il était particulièrement anxieux. Il craignait que ce texte ne le piège. La lecture des premières pages l'avait déjà mis particulièrement mal à l'aise. Il ne jouait jamais aux devinettes avec les romans. Il savait que certains s'amusaient à prévoir où allait l'intrigue ensuite, il préférait s'en abstenir. Pourtant, cette fois-ci, son instinct n'arrivait pas à se taire. Quelque chose manque. Qui dit la vérité ? Où est la vérité ? Les questions de Terry Lucam s'étaient profondément inscrites dans son cerveau, et il avait beau vouloir les ignorer, elles revenaient toujours, toujours aussi fortes, toujours aussi fourbes. À la lecture du roman en lui-même, elles lui étaient revenues comme un boomerang, comme une évidence qu'il ne pourrait pas ignorer. C'était comme si Terry Lucam voulait le forcer à y répondre. D'une façon ou d'une autre.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant