34 - solitude

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Miranda et Ilda avait accouru à peine le hurlement avait-il commencé. Elles trouvèrent Jilian étendu au milieu du contenu du placard qu'il avait vidé, les bras criblés des épingles et aiguilles diverses que le nécessaire à couture avait déversé dans sa chute du placard. Il y avait du sang, beaucoup de sang. Il hurlait. De douleur sans doute, il était impossible d'avoir le moindre contact avec lui, qu'il soit visuel ou par la parole. Miranda se révéla vite d'une inutilité à battre des records. Dès qu'elle eut compris que Jilian avait trouvé la boîte à chaussure, elle fût incapable de réfléchir correctement. Elle pleurait, gémissait, ressassait... Ilda ne chercha pas à comprendre les phrases qu'elle prononçait. Pour tout dire, elle s'en moquait éperdument. Jilian était blessé, et c'était là l'urgence. Les pompiers arrivèrent dans les dix minutes suivant son appel et emmènerait Jilian avec eux. Elle les avait suivis en voiture, Miranda sur le siège passager, qui ressassait toujours.

« On était jeune... tellement jeunes et tellement stupides... On ne savait pas ce qu'on faisait. On était mauvais ensemble... Ça paraissait une meilleure solution... parce que parce que... deux enfants c'était trop ! Pour nous deux c'était trop alors tout seul.... C'était mieux, avec un enfant chacun, c'était mieux. Ils avaient plus de chance ! C'était mieux comme ça... C'était mieux que Jilian oublie, il aurait moins mal comme ça. C'était mieux pour lui. Je ne sais pas pour son père. S'il a merdé ça ne m'étonne pas... et après, comment je pouvais lui dire ? Il n'aurait pas compris... seulement... juste on était jeune, les gens font des erreurs à cet âge ! On ne peut jamais savoir avec les enfants... On a vraiment fait du mieux possible avec eux... simplement, ça suffisait pas... »

Elle avait tourné en boucle sur ces excuses. Ilda avait eu de plus en plus envie de la frapper. Bien sûr qu'on ne pouvait jamais savoir avec les enfants... Mais à quel moment on pouvait séparer une fratrie, faire en sorte qu'ils s'oublient, et penser que c'est une bonne idée ? À quel moment allait-elle comprendre l'état de son fils ? Quand allait-elle écouter ?

Miranda cessa de venir le voir dès le deuxième jour. Elle avait passé tout le premier à son chevet. Ni l'un ni l'autre n'avait prononcé le moindre mot. Terry avait raison. Il était trop tard. Peut-être que si elle avait parlé d'elle-même, une autre fin aurait été possible, peut-être qu'il aurait pu pardonner. Pour le moment, elle l'avait perdu. Il n'y avait pas de retour en arrière possible. Elle quitta les lieux sans se retourner, certaine seulement de la solitude qui l'attendait chez elle. Peut-être que le temps lui ramènerait son fils. Pour le moment, ne lui restait plus qu'un vide immense, un placard qu'il fallait ranger, vider de ses horreurs, et remplir de nouveaux regrets. À partir de quel moment était-il trop tard ? À partir de quand on ne peut plus être pardonné ? Elle savait qu'elle n'aurait pas pu s'occuper de deux jumeaux seule... pas plus que le père des enfants... Elle restait persuadée d'avoir fait au mieux, simplement, maintenant, il fallait qu'elle accepte que parfois, le meilleur n'était pas suffisant.

Pheim et Origami étaient toujours là, mais elles étaient comme transparentes. Elles erraient dans la chambre, sans plus savoir quoi faire d'elles. Jilian n'arrivait plus à leur parler, elles non plus. Comme s'ils étaient tous les trois redevenus des inconnus, ou qu'à nouveau, ils ne faisaient plus partie du même monde. Jusqu'à la nuit... la nuit ils les entendaient rire, pleurer, se cogner dans les meubles et se désarticuler... alors la nuit, il fredonnait la chanson d'Ilda, pour les bercer, lui, et elles. Il n'y avait toujours pas de mots entre eux. Mais maintenant il y avait les souvenirs, alors ce n'était plus vraiment nécessaire. Maintenant, ils avaient mal tous les trois, et ils savaient pourquoi. Il pouvait toujours entendre les rires de l'une, les grincements de l'autre, mais ils étaient lointains, recouverts par le doux bruit de l'océan. Sa bouche le faisait encore souffrir par moment. Il sentait ses os s'entrechoquer, comme mal replacés. Si la douleur et la tristesse étaient toujours là, la peur s'était éloignée, devenant elle aussi plus transparente. Jilian savait que les vagues ramèneraient les mots, petit à petit.

Ilda par contre était restée à son chevet. Infaillible. Dans les premiers jours, il n'avait pas dit un mot. Elle lui faisait la lecture, c'était tout ce qu'elle avait trouvé pour remplir le silence. Elle lui lisait ses livres préférés, ceux qu'elle avait en chantier. Jilian aimait ces moments de douceur. Quand Ilda lisait, il avait la sensation de se plonger dans un bain chaud. De léger remous venaient lui masser la nuque, ses muscles endoloris retrouvaient un peu de couleur. Les jours passant, il parvint parfois à lui demander un livre plutôt qu'un autre. Ilda s'exécutait toujours sans poser de question, souriant simplement, appréciant cette reprise de communication avec son ami, lui avec qui elle avait si souvent discuté littérature et bon mot à travers tant et tant d'emails... Alors elle lisait, et il plongeait avec délice la tête sous l'eau. Il y voyait à nouveau comme au grand jour, peut-être même mieux qu'avant... Il distinguait les poissons de toutes les couleurs possibles, il observait la danse des méduses, la cambrure des algues et le calme des coraux.

Quelque part, les pluies nous attendent.

Il était temps maintenant... même si c'était confus, même s'il n'était pas sûr de la suite à donner, il était temps. Il savait où chercher.

Jilian finit par sortir de l'hôpital au bout de trois semaines. Ses bras avaient correctement cicatrisé, et il ne donnait plus cette impression de carcasse à l'abandon comme lorsqu'Ilda l'avait récupéré. On ne s'expliquait toujours pas le blanchiment de ses cheveux. On s'expliquait encore moins qu'il s'en moque. Tout ne pouvait pas toujours s'expliquer, mais aller expliquer ça à des médecins... C'était loin d'être une priorité. Ce n'est pas tous les jours que vous apprenez l'existence d'un frère jumeau dont on vous a séparé avant de vous le faire oublier à grand renfort de manipulation et autre culpabilisation... frère jumeau qui avait aujourd'hui disparu. Et puis il y avait ces monstres. Pheim qui l'avait suivi depuis le plus jeune page, qui s'était cousu les lèvres pour ne jamais prononcé le secret maudit. Origami qui s'était brisé tous les os à force de vouloir rentrer dans le rôle qu'on lui avait donné. Et lui au milieu, toujours perdu, toujours à recoller les morceaux. Alors qu'est-ce que ça pouvait lui foutre, la couleur de ses cheveux ? Lui qui avait échappé de justesse à la noyade... Il parlait encore peu, mais il ne baignait plus dans cette espèce de brouillard constant qui lui mangeait les neurones depuis qu'il avait rencontré Terry...

Malgré l'inquiétude d'Ilda, Jilian avait regagné sa petite maison. Il voulait revenir dans ses rails, retrouver la familiarité et la routine de son univers. Pourtant, quand la voiture d'Ilda se gara devant, il lui proposa de rester pour le weekend. Il n'était pas complètement prêt à retrouver la solitude des jours d'avant... et puis, la dernière fois qu'il avait été là... les deux amis firent le ménage, aérant tout grand, balayant, récurant. Pheim surveillait, mais même elle semblait trop fatiguée pour faire le moindre commentaire. Origami restait sur un coin du canapé, endormie.

Bientôt,la petite maison reprit ses allures de havre de paix. Jilian retrouva lessillons creusés par ses habitudes. L'alligator de la pendule fit comme si derien n'était, mais il était content. Quant au petit réveil de la salle de bain,il lui aurait presque fait la fête. Si bien que quand Ilda l'étreignit pour luidire au revoir, se promettant de se revoir bientôt, Jilian n'avait presque paspeur. Il savait ce qu'il avait à faire...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant