19 - fiction

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De son côté, Ilda n'en finissait plus de s'inquiéter. Comment faire ? Comment être présente pour son ami qui considérait comme une agression le moindre contact physique ? Elle avait la sensation infâme et collante de le perdre de plus en plus loin. Qu'est-ce qui pouvait autant lui ronger l'âme ? Le nombre de ses messages n'avait certes pas diminué, mais ils avaient terriblement perdu en cohérence. À l'époque, elle s'était prise d'affection pour Jilian, cet étrange ermite déguisé en traducteur, à cause de sa façon de parler si particulière. On l'aurait cru tout droit sorti d'un livre. Ça l'avait amusé. Peut-être que c'était la raison pour laquelle il rechignait autant à sortir, à rencontrer les gens pour de vrai : parce qu'il était un personnage échappé d'une histoire ou d'une autre et que sa nature fictionnelle n'aurait aucune chance de survivre une fois à l'air libre. D'une certaine façon, c'était une question de survie.

Elle avait beaucoup repensé à ça ces derniers temps. Ce qui à l'époque n'était qu'une amusante image qu'elle se faisait de lui, n'était peut-être pas si innocente qu'elle en avait l'air. Jilian, à défaut de vivre la vie qui était la sienne, avait préféré se la raconter, se l'imaginer, la tracer le long d'un axe chronologique cohérent auquel il épinglait parfois quelques post-its afin de définir l'identité de tel ou tel protagoniste. Son existence se serait ainsi déroulée de moments clé en moments clé, le tout uniquement relié par un système complexe d'ellipse et de flash-backs.

Certes, chacun ne faisait jamais que se raconter sa propre vie sous la forme d'une histoire dont il était le héros. Mais personne ne prenait le temps de la planifier, de la faire fonctionner selon les règles ancestrales de la littérature. Pouvait-on devenir soi-même une histoire ? Pouvait-on devenir une fiction à échelle humaine ? D'autant que l'art de la fiction, ou plus exactement celui de la raconter, revenait à savoir ce qu'il fallait dissimuler. Montrer plutôt que dire. En se transformant lui-même en fiction, qu'est-ce que Jilian cherchait à cacher ? Et à qui ? Le traducteur avait toujours refusé de s'investir dans les textes qu'il travaillait, jamais il ne donnait son avis, ni sur la qualité, ni sur le contenu, il s'en tenait toujours à un aspect mécanique des choses. Il parvenait à conserver une neutralité qui paraissait à peine humaine... Finalement, n'était-ce pas parce qu'il était, à l'extrême inverse, beaucoup trop investi dans la narration de sa propre existence ?

Ilda avait du mal à faire tenir ce raisonnement. Ce n'était qu'un conglomérat de sensations diffuses, d'images imprécises et d'intuitions difficilement traduisible en mots. Si bien qu'il était difficile d'en parler au principal intéressé. Il était même difficile d'y réfléchir. Quand elle s'y risquait, le tout lui paraissait purement et simplement absurde, complètement tiré par les cheveux. Ceci dit, peut-être que ses difficultés pour mettre le tout en mot étaient les seules responsables de l'incohérence générale... Tout n'était peut-être pas à jeter dans cette histoire.

Par exemple, si on supposait que Jilian considérait sa vie comme une histoire, on pouvait mieux comprendre son besoin viscéral pour une vie rangée, ordonnée à un point maladif permettant de rentrer plus facilement dans les cases du récit afin de laisser la place à plus important. De même, s'il avait soigneusement ordonné sa mémoire comme une frise chronologique sur laquelle il pouvait épingler les événements clé, la soudaine réapparition de son père dans l'histoire pouvait complètement faire s'effondrer la narration. Bien entendu, une telle annonce pourrait anéantir n'importe qui. Ce n'était pas tous les jours qu'on se retrouvait avec un père revenu d'entre les morts. De même, avoir un père mort d'un accident ne pouvait pas être tout à fait mis sur la même échelle qu'un père ayant choisi de vous abandonner. Le problème ne tenait donc pas tout à fait de l'incapacité à intégrer une telle nouvelle. Le problème c'était qu'il bousculait toute la narration. Et Jilian restait un être de chair et d'os, et non une fiction exclusivement constituée de mot. Il n'était pas possible de revenir en arrière, d'éditer, de réécrire ou d'effacer. Tout manque de cohérence dans l'histoire de sa vie ne pouvait être rattrapé ni retravaillé. Il allait falloir faire avec. Sans autre possibilité. Il était possible que ce dernier élément soit particulièrement difficile à gérer pour lui...

Dans tous les cas, que son raisonnement soit absurde, erroné, ou parfaitement juste, Jilian allait mal. C'était une certitude. Et elle ne voyait plus quoi faire d'autre à distance. Toute cette situation devenait ingérable et elle craignait pour son ami. Sans même savoir ce qui était à craindre d'ailleurs. Il n'avait jamais rien dit qui puisse sous-entendre un quelconque comportement destructeur. Non. Mais le désordre et l'incohérence qui encombraient par moment ses messages, autrefois si clairs et lisibles, suffisaient à l'angoisser.

Paradoxalement, son travail sur La Fabrique du Vide était absolument irréprochable. Sans doute même l'une des meilleures choses qu'il ait pu faire. On sentait une maîtrise presque absolue du texte et de ses sous-entendus, on se laissait emporter sans même se rendre compte, c'était à peine si l'on avait conscience qu'on ne faisait que lire une traduction et non le texte d'origine. Jilian avait toujours été excellent dans son domaine, mais là, il se surpassait clairement.

Si bien qu'Ilda se trouvait dans une position des plus inconfortables. Elle aimerait trouver le moyen de rencontrer Jilian en personne, afin de pouvoir s'assurer de son bien-être, mais leur relation n'avait jamais été basée sur un contact « réel ». Si elle prenait les choses trop frontalement, nul doute qu'il se braquerait et refuserait tout net sa visite. Si elle était trop coulante, il trouverait une parade pour échapper à un contact avec le monde extérieur. Elle ne pouvait pas non plus utiliser la qualité de son travail comme prétexte puisqu'il n'avait jamais été aussi bon, et sans doute que Jilian lui-même en avait parfaitement conscience. Il allait falloir qu'elle soit plus maligne...

À tout cela venait encore s'ajouter la disparition suspecte de Terry Lucam. Celui-ci était toujours introuvable, injoignable, intraçable. Impossible d'avoir le moindre indice. Certains penchaient pour le suicide. Des analyses de l'œuvre de l'auteur allant dans ce sens pullulaient sur internet. Certaines de qualité, d'autres beaucoup plus douteuses. Dans l'ensemble, Ilda avait toujours trouvé suspect cette idée qu'il était possible de psychanalyser un auteur via son œuvre... S'il était évident qu'il existait des connexions plus ou moins reconnaissables, c'était vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué que de penser pouvoir accéder au moi profond d'un auteur par son texte. C'était à mi-chemin entre le naïf et le totalement présomptueux. D'autres encore se laissaient allègrement aller à une théorie du complot quelque peu fantaisiste. La maison d'édition aurait elle-même planifié cette disparition afin de vendre plus de livres. S'il était vrai que les ventes de La Fabrique du Vide avaient augmenté depuis que cette mystérieuse disparition était un sujet de conversation au même titre que la météo, les gens de sa maison d'édition avec qui elle était en contact nageaient en pleine panique. Leur auteur du moment avait purement et simplement disparu sans laisser de trace alors même que son roman caracolait en tête des ventes et qu'il avait déjà signé pour un prochain... Leur position se trouvait finalement être des plus inconfortables...

Où était passé Terry Lucam ? Pourquoi avait-il disparu juste après avoir rencontré Jilian ? Et pour faire quoi ? Tout cela semblait trop propre, trop beau. On sentait la mise en scène à des kilomètres à la ronde, ce qui ne manquait pas d'échauffer les mauvaises langues. Le projet de traduction avait toutefois été maintenu. De façon très égoïste, elle ne pouvait pas s'empêcher d'être soulagée. La boîte avait besoin de ce contrat et de son succès...

Si bien qu'Ilda se trouvait écartelée entre la panique de la maison d'édition de Terry Lucam, et l'apathie nauséabonde de son traducteur. La maison d'édition exigeait de le rencontrer, espérant trouver dans son témoignage un indice qui aurait échappé à la police, venue l'interroger sans donner suite. Elle avait bataillé pour le protéger. Il était hors de question de lui imposer en plus l'intrusion de ces gens qui se moqueraient bien de son état et de ses réticences à les rencontrer pour de vrai. D'autant qu'elle savait qu'il n'aurait rien de plus à leur apprendre. On pouvait reprocher beaucoup de choses à Jilian et son mode de vie solitaire, mais le mensonge et la dissimulation ne faisait pas partie de ses habitudes. Il allait falloir que les éditeurs se trouvent un autre coupable. D'autant que cette conduite, que seul le désespoir pouvait justifier, les mettait dans une posture absolument intenable. Ils avaient accepté qu'en cas de refus de Jilian de traduire l'ouvrage, le dit ouvrage ne serait purement et simplement pas traduit. Était-il vraiment si malin de s'acharner sur le traducteur simplement parce que le hasard avait voulu qu'il soit la dernière personne à avoir vu l'auteur ?

De toutes les façons, Ilda en était convaincue, il fallait qu'elle trouve le moyen de voir Jilian en personne. En d'autres circonstances, elle s'en serait réjouie par avance. Mais là, ici et maintenant, elle appréhendait et ne voyait pas comment elle pouvait s'y prendre...

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant