Jilian Break dormit peu cette nuit-là. Il ne s'agissait pas tant cette fois de parvenir à découvrir la réponse à une question qui lui tournait en rond dans la tête, que de parvenir à suffisamment calmer ses nerfs afin de terminer sa traduction dans les temps qu'il s'était imparti. Bien sûr, il aurait pu décider de repousser quelque peu. Il prenait toujours une certaine marge de manœuvre par rapport aux délais exigés par les agences, au cas où. Au cas où il tomberait malade, au cas où sa mère tomberait dans les escaliers, au cas où un arbre tomberait sur sa maison, au cas où il tomberait de sommeil après une nuit sans fin ni réponse. En théorie, il aurait pu ne pas en exiger autant de lui-même. Seulement, qu'un auteur interrompe son travail pour avoir une conversation téléphonique, trop longue, pour fixer un rendez-vous pour le rencontrer ne rentrait pas dans les cas où il s'autorisait à revenir sur les délais imposés, quand bien même il avait une marge de manœuvre. Il fallait des règles pour que les choses fonctionnent correctement, et si on se mettait à les enfreindre sous prétexte qu'on avait oublié une possibilité au moment de leur rédaction, il était évident que le monde s'écroulerait tôt ou tard.
Jilian avait donc maintenu son niveau d'exigence. Le problème c'est qu'il avait maintenant un mal fou à rester concentré. Il ne tenait pas longtemps en apnée. Une pensée venait toujours le sortir de là, sans aucune pitié pour le travail qu'il essayait d'accomplir.
Qu'allait-il porter ? Comment était-on sensé s'habiller quand on avait un rendez-vous à l'extérieur avec un auteur qu'on allait prochainement traduire si tout se passait bien ? Il savait que le choix d'une tenue pouvait être conditionné par plusieurs choses : le lieu, les circonstances, le degré de connaissance, les conditions climatiques... Pour ce qui était des conditions climatiques, elles ne pouvaient pas pleinement être un critère de sélection. Même s'il avait connaissance du temps qu'il ferait demain, il pouvait toujours changer d'ici là. Il pourrait quand même regarder la météo, ça ne coûtait rien et puis ça pourrait éventuellement lui éviter des malentendus étranges. Il y avait certainement une chaîne météo, quelque part sur cette télé... Il n'avait jamais bien compris l'intérêt d'une chaîne diffusant en continu les bulletins météorologiques. Y avait-il des gens qui passaient leur journée devant leur écran en attendant un revirement de situation imprévu ? Peut-être des gens pour faire des paris, ou des jeux à boire. Ou encore des chercheurs en ci ou ça qui feraient une expérience étrange, comme seuls savent en inventer les chercheurs, pour savoir quels étaient les mots clés qui revenaient, ce qui pouvaient provoquer l'angoisse chez le spectateur ou ce qui au contraire le rassurait. Ou bien une recherche statistique sur les températures. Quand il finit par trouver la dite chaîne, il dût attendre la fin du bulletin des plages pour apprendre que la journée de demain serait propice au brouillard. Voilà qui ne lui apprenait pas grand-chose.
Quant au lieu, il s'agissait d'un bar. C'était des lieux en général plutôt conviviaux qui indiquaient une certaine intimité, une volonté de se retrouver, quelque chose d'un peu festif. Enfin pas tous les bars. Certains étaient de véritables repères à bruit là où d'autres étaient des havres de paix. Il y avait ceux où on faisait des concerts et ceux où on venait déguster un petit gâteau avec de la chantilly. Il n'avait aucune idée du genre de bar que c'était. Si bien que cette information lui était encore moins utile que le bulletin météorologique. À moins de pouvoir trouver des informations probantes au sujet de ce bar sur internet... Mais sorti des horaires d'ouverture du lieu, celui-ci semblait n'avoir rien de bien particulier à dire. Il n'était pas plus avancé.
Pour le degré de connaissance... Il ne connaissait cet homme que de nom. La réciproque était toute aussi vraie. Quoique... Terry Lucam en savait sans doute plus sur lui qu'il n'en savait sur Terry Lucam. Après tout, il avait vraisemblablement eu vent de la qualité de son travail, peut-être même l'avait-il constatée lui-même en lisant certains des ouvrages qui étaient passés entre ses mains. Alors que lui n'avait jamais ouvert un des livres écrits par ce monsieur. Il ne savait même pas s'il en avait écrit plusieurs. C'était d'ailleurs curieux qu'un si grand amoureux des mots lise aussi peu en dehors de son travail. Si bien que pour que ce nom puisse lui dire quelque chose, au moins vaguement, il devait sans doute s'agir d'un livre à grand succès. Une rapide recherche lui en apprendrait sans doute plus mais il rechignait à se livrer à ce petit jeu d'investigation. S'il travaillait sur ce projet, il fallait qu'il le traite comme tous les autres. Or, il n'avait rencontré aucun des auteurs qu'il avait traduits. Il avait échangé avec certains par mail. Des auteurs qui voulaient s'assurer qu'il avait bien compris l'essence même de leur ouvrage, ou qui voulaient le remercier de son travail, ou tout simplement qui voyait en lui un autre témoin de la qualité de leur écriture, un œil neuf capable de leur faire des retours sur ce qu'ils avaient écrit. Jilian ne savait d'ailleurs jamais vraiment comment répondre à ceux-là. Ce n'était pas sa partie... S'il pouvait comprendre comment fonctionnaient les eaux de mots auxquelles il avait affaire, il n'était pas possible pour lui de juger de leur qualité. Il serait d'ailleurs bien incapable de dire dans quelles eaux il préférait baigner. Alors juger de leur qualité... Trop de critères entraient en jeu pour qu'il puisse avoir un quelconque avis sur la question.
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Littéralement l'océan
ÜbernatürlichesJilian est un traducteur de fiction vivant en ermite. Un jour, l'auteur du dernier best-seller n'accepte de vendre les droits de son livre que si Jilian accepte de s'occuper de la traduction. Le lendemain de la rencontre entre les deux hommes, l'aut...