Il était une fois deux enfants, deux garçons, fils de parents bizarres. Bien sûr, n'importe quel parent peut sembler bizarre à n'importe quel enfant. Tout est une question de point de vue. De recul aussi, il y a des choses qu'on comprend mieux quand on grandit. De là à dire qu'on pardonne... C'est ce dont parle cette histoire. De ces deux garçons qui peut-être pourront un jour comprendre. Enfin encore faudrait-il qu'ils se retrouvent un jour.
Car les deux enfants furent séparés pour la beauté du geste. Les parents ne pouvant résoudre leur différend, un grand concours fût lancé. C'était à celui qui réussirait la meilleure éducation. Sans doute pour eux était-ce un moyen comme un autre de crever l'abcès et ainsi résoudre le conflit. À défaut de tomber d'accord, ce fût la solution qui leur permettrait de ne pas se déchirer l'un l'autre, de ne pas déchirer les deux enfants. Ainsi les dés furent jetés et les vies dessinées.
L'homme emmena l'enfant et le nourrit avec toute la dureté qu'il estimait nécessaire afin de lui apprendre à survivre. L'enfant apprit à se cacher, à ne pas ressentir, à ne pas avoir peur ouvertement. L'enfant apprit à courir, à mordre et à se battre. L'enfant apprit à oublier quand c'était trop douloureux. L'enfant apprit les mots, parce que quelque part se trouvait la clé. Mais pour trouver la clé, il fallait résoudre l'énigme : pourquoi ? Pourquoi devait-il souffrir l'oubli ? Et toujours le doute, l'autre se souvenait-il de lui ? L'autre se souvenait-il comme lui ? L'autre attendait-il que la pluie vienne comme il le faisait ? La clé était quelque part et pour la trouver il fallait les mots. Alors l'enfant apprit les mots.
La femme emmena l'enfant et le nourrit avec toute la douceur qu'elle estimait nécessaire afin de lui apprendre à survivre. L'enfant apprit à se cacher, à ressentir, à avoir peur quand il le fallait. L'enfant apprit à ralentir, à feinter et à s'enfuir. L'enfant apprit à oublier quand c'était trop douloureux. L'enfant apprit les mots, parce que quelque part se trouvait la clé. Mais pour trouver la clé, il fallait résoudre l'énigme : quoi ? Qu'avait-il donc oublié qui aujourd'hui prenait tant de place ? Quelle était cette absence qui lui pesait sur la gorge ? Que lui voulait-elle ? Qu'y avait-il dans les jours de pluie qui l'appelait ainsi ? La clé était quelque part et pour la trouver il fallait les mots. Alors l'enfant apprit les mots.
L'homme regarda l'enfant grandir. L'homme regretta la décision prise. L'homme regretta d'avoir accepté pareille absurdité. L'homme en colère ne savait contre qui se venger. Alors l'homme se déchaîna sur l'enfant, parce que l'homme savait que tôt ou tard, l'enfant pourrait lui rendre la pareille. Alors l'homme un jour serait puni pour ce qu'il avait accepté de faire. L'homme paierait pour toutes les mauvaises décisions. Ainsi le serpent pouvait se mordre la queue. Mais ça, l'enfant ne comprendrait que bien plus tard. Quand dans la dernière note, la note fatidique, il y avait la maison de la femme, et le nom de l'autre, l'enfant peut-être comprendrait. L'homme n'avait même pas essayé de s'excuser, il savait que certaines plaies ne pouvaient guérir. Simplement, l'homme avait disparu, comme ça, sans laisser d'adresse, une fois encore. C'était un jour de pluie.
La femme regarda l'enfant grandir. La femme ne regretta jamais vraiment la décision prise. La femme toujours pensa que c'était la meilleure chose à faire vue la situation. La femme résolue ne voulait pas regarder en arrière, de peur de ce qui pourrait s'y cacher. Alors la femme effaça patiemment la mémoire de l'enfant, pour que jamais l'enfant ne puisse lui rendre la pareille. Alors la femme toujours serait au sommet de cette histoire. La femme n'aurait jamais à regretter les décisions du passé. La femme avait réussi son pari. L'enfant avait parfaitement grandi. Ainsi, jamais il n'y aurait besoin d'expliquer quoi que ce soit. La femme n'aurait pas à s'excuser, elle savait qu'un non-dit échappait à la raison. Pourtant elle savait que quelque chose se cachait dans les jours de pluie.
L'homme laissa l'enfant apprendre les mots. Parce qu'ils pouvaient partager ça. Parce que c'était tout ce qui leur restait une fois que l'incendie eut ravagé leur être. Parce que l'homme était bon conteur. Parce que l'enfant inventait les meilleures histoires. Ensemble ils avaient partagé les mots. Ensemble ils avaient cherché une échappatoire à la violence qui toujours les rattrapait. Ensemble ils avaient assemblé les mots avec la maladresse des bricoleurs du dimanche. Et parfois, ils tombaient juste. Ensemble, ils imaginaient les jours de pluie qui leur restaient à venir.
La femme laissa l'enfant apprendre les mots. Parce qu'il aurait au moins ça. Parce que sans doute il tenait ça de l'homme. Alors elle lui laissa les mots comme un monde à part dans lequel elle n'avait pas à intervenir. L'enfant apprit les assemblages et les structures, l'enfant comprit les fils reliant les images dans sa tête aux mots sur le papier. L'enfant apprit l'équilibre au milieu de la solitude.
L'un apprit à construire.
L'autre apprit à nager.
L'un construisait des assemblages de plus en plus hauts, des édifices de plus en plus beaux, des mémoires de plus en plus magnifiques.
L'autre nageait de plus en plus aisément au milieu des océans de mots que les autres laissaient, trouvant toujours son rythme dans des phrases qui n'étaient pas les siennes.
L'un grandissait en empilant en lui toutes les histoires du monde qu'il réinventait.
L'autre grandissait en se perdant dans des histoires qui ne seraient jamais les siennes.
L'un grimpait toujours plus haut.
L'autre plongeait toujours plus profond.
Pourtant, toujours la solitude les suivait.
Il fallait les mots pour résoudre l'énigme. Seulement l'un ne pouvait en retrouver la formulation originelle, et l'autre ne savait même plus qu'il y avait une énigme. La clé restait ainsi hors de portée, sous les yeux de l'homme qui ne savait comment faire, sous les yeux de la femme qui ne voulait pas voir.
Les jours de pluie passaient. La clé s'enfonçait dans la boue. L'un pleurait sur les mots qui refusaient de se placer dans le bon ordre. L'autre s'oubliait dans des mots qui ne lui appartiendraient jamais.
L'homme était parti un jour de pluie. Dans une dernière lâcheté, il préférait ne pas être là quand éclaterait l'orage.
La femme comptait les jours de pluie. Dans un dernier sursaut de clairvoyance, elle savait que l'orage viendrait.
Et l'orage vint.
L'un écrivit l'histoire avec tous les mots qu'il trouva.
L'autre oublia tous les mots qu'il avait jamais appris.
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Littéralement l'océan
ParanormalJilian est un traducteur de fiction vivant en ermite. Un jour, l'auteur du dernier best-seller n'accepte de vendre les droits de son livre que si Jilian accepte de s'occuper de la traduction. Le lendemain de la rencontre entre les deux hommes, l'aut...