4 - des mots de pluie

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Le tic-tac le berçait. En duo avec le curseur noir de l'écran, il jouait le parfait rôle de métronome. Ils se suivaient, jouaient de concert ou en canon. C'était sa seule notion du temps, parce qu'une fois qu'il était entré dans l'eau, il oubliait tout.

Pour lui, les mots étaient comme l'eau : aussi vitaux qu'imprévisibles. Il y avait des périodes où on en manquait, d'autres où on ne savait plus quoi en faire. Il y avait des gens pour en faire des réserves qu'ils gardaient jalousement, d'autres pour les jeter par la fenêtre sans plus y réfléchir. Il y avait des gens qui nettoyaient les mots usés abîmés dégradés, d'autres qui les usaient abimaient dégradaient sans aucune forme de procès. Les mots, comme n'importe quelles autres ressources, pouvaient apparaître aux yeux de certains comme une ressource inépuisable que l'on pouvait gâcher à l'envie. Ça lui faisait mal au cœur parfois de voir comment on pouvait maltraiter les mots. Pas une maltraitance en forme de faute d'orthographe ou d'aberration grammaticale non. Plutôt cette maltraitance qui se pâmait des allures du mépris, ce non-respect qui consiste à rendre les choses essentielles absolument invisibles. Certains prenaient les mots pour acquis, ils n'y faisaient plus attention. Et ça lui fendait le cœur. Quand il était face à ce genre de personne, il avait l'impression de voir des bris de mots tomber au sol à chaque phrase prononcée. Des cadavres de mots, des phonèmes arrachés comme autant de membres éparpillés. Peut-être que c'était pour ça aussi, qu'il s'était persuadé qu'il valait mieux vivre en ermite. Il supportait mal le massacre quotidien de ce qui lui paraissait le plus précieux. Massacre qu'il pouvait à peine dénoncer tant tout cela paraissait normal à tous. Ou plus exactement, il passait toujours pour une sorte d'élitiste extrémiste dont on n'aurait même pas voulu à l'Académie Française. Alors ça aussi, il avait fini par le taire, par l'enterrer tout au fond, là où personne ne pouvait entendre...

Pourtant, si on l'écoutait parler, le monde des mots prenaient des couleurs fantastiques, incroyables, au-delà même de ce que l'œil humain pouvait nommer. Il racontait les océans de mots, comment il fallait tout oublier, désapprendre, et simplement abandonner son corps à l'eau. Il fallait accepter de se laisser balloter, précipiter, jeter et malmener. Accepter de n'avoir qu'une part minime de contrôle. Accepter que l'on puisse à peine comprendre. Si on arrivait à lâcher prise suffisamment fort et suffisamment longtemps, alors seulement la mer s'ouvrait pour vous. Les vagues finissaient par vous accepter, dès lors, elles n'essayaient plus de vous couler. Ou alors juste comme ça, pour s'amuser, comme les chatons se battent pour apprendre à se servir de leurs griffes. Vous ne craignez rien, rien de plus qu'un coup maladroit qui se serait perdu. Les vagues vous portent, vous emmènent ailleurs. Elles vous transportent de si et de là pour vous montrer le monde, leur monde. Elles vous promènent partout. Peut-être même qu'au bout d'un moment, elles vous laisseront choisir de vous-même l'endroit où vous irez. Mais il faudra être patient. Il faudra vous tromper tellement de fois... tellement de fois à rater la vague, à vous couler vous-même par le fond sans que l'océan n'ait eu à bouger, sans que vous n'ayez d'autres coupables que vous-mêmes, avant d'enfin trouver le courage et la façon de demander aux vagues de vous porter. Les marins le disent, la mer jamais ne vous oublie, l'océan reste en vous pour toujours. Ainsi même une fois sorti de là, l'eau continuera de vous couler du visage et des cheveux, le long du corps et jusque dans les veines. Vos poumons se souviendront de toutes les tasses que vous avez bues, vos bras se rappelleront de la sensation de panique, vos jambes garderont la trace du poids des courants, vos pieds garderont l'absence du sol bien ancrée.

Il fallait apprendre à connaître la mer et ses abysses pour espérer devenir marin d'eau douce. Le monde des mots semblaient à l'inverse du monde réel sur ce point-là... C'était pourtant parfaitement logique. Il ne s'agissait pas d'apprendre à dompter l'océan des mots, personne n'y arriverait jamais vraiment malgré tous les efforts qu'on pouvait tenter. Il fallait apprendre la profondeur insondable, les courants chauds et les courants violents, toute la vie qu'il pouvait porter, toute celle dont il se défaisait sur une base régulière. C'était uniquement une fois qu'on avait compris qu'on ne comprendrait jamais tout qu'on pouvait se risquer sur les cours d'eau plus minces, plus fragiles.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant