20 - déni

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L'enfant devait finalement oublier qu'il était un enfant. C'était plus simple. S'il se considérait comme une simple machine, les choses devenaient soudainement beaucoup plus supportables. Ce n'était jamais qu'un tour de passe-passe. L'enfant oublia donc patiemment et savamment qu'il était un enfant. Il était une machine, un amas de boulons soigneusement agencé à un tas de câbles et de circuits. L'enfant poursuivit d'autant plus dans cette voie que cela semblait convenir à l'homme qui validait pleinement ce comportement.

Ce n'était pas le cas de la femme, mais tout bien considéré, ce n'était qu'un désagrément mineur. Il n'était en contact avec elle qu'occasionnellement, et uniquement par téléphone. Elle lui reprochait sa voix toute en mécanique. Ce à quoi il haussait les épaules. Quelle importance ? Bien sûr, s'il avait pu parler à l'autre enfant, c'eût été différent. Mais il n'avait pas le droit de lui parler. Jamais. Il avait fini par comprendre qu'il n'avait pas non plus le droit d'en parler tout court. De toute façon, à force d'être une machine, il ne pouvait plus vraiment dire « l'autre » enfant. Il n'y avait plus d'enfant.

Toutefois, il restait cette inquiétude rampante, que devenait l'autre enfant ? S'en tirait-il mieux ? Est-ce qu'il lui manquait ? Parce que lui, l'enfant, ne pouvait s'empêcher de penser à cet « autre », ne pouvait s'empêcher d'espérer un jour le retrouver. En secret en silence et en sommeil, il imaginait tous les plans possibles pour retrouver cet autre. Il savait que les adultes avaient déclenché le compte à rebours. Il savait qu'il devait l'oublier. Il savait que l'autre devait l'oublier. Il devait trouver un moyen avant que les souvenirs aient tous disparu. Il savait aussi qu'il était presque déjà trop tard.

Lui-même commençait à l'oublier l'autre. Les souvenirs tombaient au fond de la machine qui n'avait pas de place pour stocker de telles informations. Pas d'utilité directe. Pas de connexion. Il n'y avait pas de place pour l'autre. Il fallait qu'il lutte, bientôt, l'autre ne serait plus qu'un vague souvenir, un rêve oublié qui se dilue à mesure que le jour avance. L'enfant tentait de stocker quelque part ce qui restait, il essayait de forcer l'homme à lui donner des bribes, mais il n'obtenait jamais rien d'autre qu'une nuit dans un placard ou un énième combat de chiens. La femme n'était guère plus loquace. C'était presque pire. Sitôt qu'il évoquait l'autre, ne lui répondait alors que la tonalité du téléphone.

« Dis-moi où est la vérité.

_Je n'en sais rien. On en a déjà parlé.

_Mais tu ne réponds jamais.

_Parce que je n'ai pas la réponse. Je n'en sais rien. On ne peut pas répondre à une question pareille.

_Qui est en tort ?

_Je ne sais pas

_Si tu sais. Simplement tu ne veux pas le dire à haute voix.

_Ça ne changerait rien à l'histoire.

_Ça changerait tout.

_Arrête, on en a déjà parlé.

_Ça changerait tout. Tu ne pourrais plus rester une simple victime. Tu serais obligé de choisir. Tu serais obligé de réécrire l'histoire.

_Ce n'est pas mon rôle !

_Tu ne peux plus faire ça. Il faut que tu choisisses ! »

Les apparitions de Terry Lucam dans la petite maison étaient devenues monnaie courante. Jilian ne pouvait plus faire la moindre séance de travail sans que l'auteur ne s'invite dans sa cuisine ou s'asseye à ses côtés. Il inondait alors Jilian de questions incessantes. Dès qu'il parlait, l'air devenait encore un peu plus irrespirable. Son livre, sa bouche, tout en lui déversait des masses de mots-goudron dans l'espace. Le traducteur avait de plus en plus de mal à bouger à répondre. Tout devenait plus lent, plus lourd. La conversation même devenait indigérable.

Littéralement l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant