Il n'y a pas de meilleur miroir qu'un ami véritable

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[Proverbe japonais]

Anna

Chris est revenu le lendemain. Et le jour d'après. Puis le suivant.

Désormais, tous les soirs aux alentours de dix-huit heures, je croise sa bouille de bisounours devant mon portail. Chaque fois, il s'annonce avec une bonne excuse.

Ma mère a acheté un bout de ce délicieux pain aux raisins, il paraît que vous en raffolez ! Vous en désirez un morceau ?

Il faut bien que quelqu'un tonde votre jardin, non ? En Bretagne, on coupe l'herbe même en été !

Ma cliente m'a amené une succulente tarte aux pommes que je ne pourrai absolument pas terminer seul. On partage ?

J'admets que j'adore les pâtisseries et que je n'ai jamais touché une tondeuse à gazon de ma vie, toutefois, je ne suis pas dupe. J'imagine qu'il n'envisage pas une reconversion dans la boulangerie ou l'entretien des espaces verts. Je considère ses traits d'esprit et taquineries comme des tentatives — assez réussies, je dois dire — de chasser mes idées sombres et d'égayer mon quotidien bien terne. Jusqu'à présent, chacune de ses visites s'est transformée en apéritif improvisé. Chris est un homme drôle, attentif, intelligent et particulièrement désinhibé. Je parie que nous avons déjà passé en revue ses aventures sexuelles les plus cocasses. En la matière, il concurrence Julia sans peine, et je me promets de lui en toucher deux mots lors de mon prochain appel.

Chose étrange, peut-être même inconvenante quand on se souvient que cet homme ne connaît pas mon prénom, mais je m'attache à lui. C'est arrivé comme ça, sans prévenir, trop vite pour que je m'en aperçoive vraiment. Il a pris la place du bon copain, et je me surprends désormais à attendre sa future visite. Depuis qu'il accapare mes fins de journées, je comprends à quel point je me sentais seule ces derniers mois. À quel point, contrairement à ce que je croyais, cet isolement me pesait.

— Hello, Adèle !

Je regarde ma montre. 18 heures tapantes, comme toujours.

— Très ponctuel, Chris, j'admire !

Je me redresse sur ma chaise longue et interromps la rédaction des questions que je compte poser demain, à la sortie de la conférence médicale.

— Les cours de surf se terminent à 17 heures, explique-t-il d'un ton léger en traversant la terrasse. Le temps de prendre une douche et me voilà.

Dans un clin d'œil mutin, il plante une bouteille de rosé sur la table en plastique blanc. Je baisse mes lunettes de soleil en détaillant le vin avec gourmandise.

— C'est ça, l'excuse du jour ? Me faire goûter le rosé de ton papé ou un truc dans le genre ? Gigondas ou Vacqueyras ?

Chris sourit malicieusement en haussant les épaules, puis s'étend sur la chaise longue à côté de la mienne. Les mains sous la nuque, il affiche un air détendu que je lui envie.

— En fait, j'ai pensé qu'on n'avait plus besoin de prétextes pour se fréquenter, finit-il par dire, un brin d'espièglerie dans la voix.

Légèrement vexée par son assurance, je le pousse de toutes mes forces en guise de représailles. Si son corps avachi bouge à peine, Chris bougonne d'une façon très théâtrale, m'arrachant un gloussement grotesque. La compagnie du surfeur m'encourage à exprimer ma désinvolture et mon insouciance, deux traits de ma personnalité que je croyais à jamais perdus. Au diable mon anxiété, ravivée par l'article que je prépare. Dès que le jeune homme passe le portillon, je lâche prise et toutes mes peurs disparaissent sans la moindre exception.

A cœur perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant