A cœur perdu

When will these clouds all disappear ?

[Rolling Stones]

Anna

J'attaque mon troisième verre lorsque mes larmes se tarissent enfin. Installés sur nos habituelles chaises longues, Chris et moi buvons en silence depuis bientôt une heure. Quand le surfeur m'a vu arriver, secouée par les sanglots, il n'a pas prononcé un mot. D'un pas souple, il est allé dénicher une bouteille de vin et deux ballons dans ma cuisine avant de m'écouter pleurer pendant exactement cinquante-neuf minutes. Même si je ne réussis pas à le formuler pour le moment, ce geste plein de chaleur, qui intervient juste après l'attitude glaciale et distante de Simon, m'est précieux. Très précieux.

— Je l'ai revu.

Chris se redresse d'un coup, son attention entièrement focalisée sur moi.

— Le fameux « homme que tu aimes à en crever », je suppose ?

— Celui-là même. Et ça ne s'est pas très bien passé.

J'effectue une grimace devant l'euphémisme de mes propos puis, d'une voix éraillée, narre nos retrouvailles et ma décision de lui rédiger une lettre.

— J'ignore si j'aurais dû lui écrire tout ça... murmuré-je à la fin de mon récit. J'ai suivi mon instinct, mais avec le recul, je me demande si j'ai bien fait. J'étais complètement perdue. Paniquée aussi. Entre notre discussion de la veille, les émotions difficiles qui refaisaient surface, la menace de mon passé...

Je déglutis douloureusement et, pour tenter de me redonner contenance, j'avale une bonne moitié du liquide âpre.

— Je sais pas ce que j'attendais exactement en griffonnant ce bout de papier.

— Qu'il change d'avis ?

Je pince les lèvres en fixant le vide. Peut-être.

Encore une fois, notre altercation se rejoue dans ma tête. Ses reproches m'explosent les tympans. Son visage désespéré brûle mes rétines. Sa voix cinglante m'arrache un haut-le-cœur.

— Je l'ai trahi, soufflé-je en admirant les quelques nuages qui se disputent le ciel. En tout cas, c'est ce qu'il pense. Que je me suis tirée de mon plein gré. Quelque part, il n'a pas tort, mais...

Il ignore ce qui se trame réellement.

— Comme toi, il s'imagine que j'avais le choix. Partir ou rester. Communiquer ou me taire. Et vous avez probablement raison, ajouté-je d'une petite voix, seulement...

Je n'ai pas eu ce courage. Celui d'affronter. De combattre. De tout risquer.

— Hey, respire, Anna, intervient Chris, me sentant à deux doigts de m'effondrer à nouveau. Rien n'est aussi binaire dans la vie. D'ailleurs, si tu te souviens bien, j'ai également précisé qu'on faisait ce qu'on pouvait avec les cartes qu'on avait en main ! Arrête de te blâmer, chérie. Tu as agi de ton mieux.

Le regard doux de mon ami allègue légèrement ma culpabilité. Très légèrement.

— Montre-moi ton jeu, Anna. De quel chantage es-tu victime ?

J'aimerais me confier à lui, mais je ne peux pas. Mes lèvres, scellées par la peur, refuse de tenter le diable. Personne ne doit savoir. Si Peter a vent de quoi que ce soit, alors tous ces mois passés seule dans ce fichu bled n'auront servi à rien.

— Je comprends, souffle Chris devant mon silence. C'est pas grave si tu ne me dis rien. On ne se connaît pas depuis longtemps, tous les deux.

Un sourire espiègle se dessine sur son visage quand il ajoute, d'un ton narquois :