La première fois que je t'ai vu

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- À l'aide, je vous en prie ! hurla une voix paniquée. Ma mère, elle...

Je ne sus jamais ce qui me poussa à lever les yeux en entendant cet appel, des tas avaient précédé avant lui sans retenir mon attention ; c'était monnaie courante, surtout aux urgences. Mais quelque chose peut-être dans son intonation me força à le regarder, lui, à travers la fenêtre de la salle où je me trouvais.

Pieds nus, il portait un pantalon noir calciné par endroit, les écorchures suintantes bien visibles, une chemise blanche tachée de sang en guise de haut ; ses cheveux verts couverts de poussière et de saletés, il tenait dans ses bras une femme inconsciente enveloppée du liquide vermeil.

Je me mis aussitôt sur mes jambes, mes études temporairement délaissées. Bien que pas encore diplômé, je ressentais ce besoin de l'aider, sans trop savoir pourquoi. Son visage désorienté, empli de désespoir, trouva écho au mien, pourtant caché aux yeux de tous, y compris moi. Faire face à cette partie refouler me causait une intense douleur intérieure qui me cloua sur place un instant. À distance, je ne cessais d'observer cet adolescent, sur le point de s'effondrer tant le poids de son chagrin pesait lourd, à l'instar du mien, un boulet finalement aperçu, enchaîné à ma cheville. Pourquoi ne le remarquai-je que maintenant ?

Comparée à d'autres nuits, celle-ci était plutôt calme. L'agitation habituelle absente, sa prière exaucée surgie sans tarder, sous les traits de Fuyumi, accompagnée de deux brancardiers qui chargèrent délicatement la femme sur la civière. Mon aînée posa les questions d'usage, auxquelles le garçon sous le choc fut incapable de répondre, les yeux rivés sur sa mère à l'état grave. D'un geste très doux, reflet de sa gentillesse alarmante, ma sœur saisit sa main, et l'entraîna derrière elle. Inconsciemment, je me mis à les suivre en toute discrétion, laissant toutes mes affaires sur la table.

Après examen rapide, la patiente fut emmenée à l'intérieur d'un bloc opératoire, dans lequel entra Tōya, Fuyumi sur ses talons. Le membre de la famille se retrouva seul dans le couloir, alors que le petit voyant extérieur s'alluma, indiquant mes deux aînés enfermés dans leur besogne.

Malheureusement, un coup d'œil m'avait suffi pour savoir que cette femme n'en avait plus pour longtemps. Une sorte d'intuition poussée à l'extrême m'apprenait à l'avance qui allait vivre ou mourir en un regard, à l'arrivée d'un malade. Mes études, compilées à une discipline de fer, menée par mon père, avaient à force réduit mon diplôme à une simple formalité.

Il devait en être ainsi depuis ma naissance : surdoué, j'héritais des espoirs, des désirs, des envies, des attentes, du génie de pair avec mon patronyme. Privé de libertés chères à la petite enfance, élevé en marge de mes frères et de ma sœur, ce quotidien créa un blindage me rendant hermétique à toutes émotions. Je ne souhaitais rien, ne réclamait rien, je subissais sans broncher, tel un robot destiné à suppléer celui que tout le monde acclamait, ma seule utilité dans cette réalité.

Ma mère à la santé fragile ne protestait pas, me laissait recevoir les exigences, les tempêtes de mon père ; je n'avais pas le droit de me mêler aux événements importants, jouer avec le reste de la fratrie, mon futur tout tracé comptait avant tout.

Malgré cette routine, ces liens essentiels et précieux manquant à ma vie, avec mes frères et ma sœur notamment, je ne détestais personne, à part moi ; je maudissais ma présence dans cette famille où la médecine ne représentait qu'un legs à perdurer. En réalité, je me haïssais.

Cependant, à mesure que mes yeux s'attardaient sur la silhouette assise sur la chaise, le regard émeraude dans le vide, quelque chose d'indescriptible naquit en moi, mon cœur soudain tambourinant, mais serré, devant sa souffrance.

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