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Ari s'assit derrière son vieux bureau d'écolier et alluma son ordinateur. Il était enfin seul, ayant fermé la porte de sa chambre après avoir souhaité une bonne nuit à sa famille. Il les aimait énormément, mais il devait avouer que certaines fois il se sentait à l'écart, trop différent. Il aimait bien être seul.

Il ouvrit alors un dossier sur son ordinateur, déjà grand d'une dizaine de pages et qu'il comptait bien poursuivre encore.

Il se trouvait qu'outre la musique, le jeune homme avait une seconde passion : l'écriture. Mais il ne réécrivait pas de vieux manuels scolaires, ni de codes civils ou de barbantes instructions intitulées trouver la paix dans son âme , ou, la sérénité est la clé. Ce qu'il aimait écrire lui, c'était de la poésie : des rimes embrassées, des vers rythmés, des strophes assonantes, des tragédies !

C'est en lisant le journal de son grand-père, soldat durant la Dernière Guerre, qu'il avait découvert cet art. A l'époque, il avait été chargé de monter la garde pour protéger certaines villes. Mais rester seul dans la nuit durant des heures finissait pas être pesant, alors le soldat avait pris un carnet et avait recopié des vers qu'il se souvenait avoir appris durant son enfance. Il ne prétendait pas devenir poète, alors il s'était contenté de recopier les poèmes qui surgissaient de son esprit pour chasser la solitude de la nuit. Et quand la guerre avait pris fin, il avait légué son journal à son fils, le père d'Aristoclès. Et celui-ci en avait hérité, après la mort tragique de son père, survenue dix ans plus tôt.

Depuis ce temps là, il lisait régulièrement les poèmes retranscrits par son ancêtre, et il avait beau les connaître par cœur, il ne s'en lassait pas : les vers d'un certain Baudelaire, La Fontaine ou Corneille, trouvaient écho en lui, plus que n'importe quoi d'autre dans ce monde. Alors, Ari avait fini par se mettre à l'écriture. Il écrivait, pour passer le temps, pour consoler sa peine, pour oublier le reste ; tout prétexte était bon pour s'exercer seul à sa fantasque escrime, flairant dans tous les coins les hasards de la rime, trébuchant sur les mots comme sur les pavés, et heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés . Il s'était ainsi essayé à quelques poèmes et tragédies dont il était plutôt fier, mais jamais il ne les avait partagés avec quiconque, l'écriture étant considérée comme une activité dépassée et révolue. On se serait bien moqué de lui. . .

Ce soir là, il poursuivit la rédaction d'une tragédie en cinq actes qu'il avait imaginé un an plus tôt. Elle se basait sur une question qui lui avait souvent trotté dans la tête: que se passerait-il si, brusquement, toutes les montres de la Terre s'arrêtaient ? Comment réagirait la société ? Cela se transformerait-il en catastrophe planétaire ?

Ari avait imaginé, comme fin à sa tragédie, la montée au pouvoir d'un dictateur dans un monde devenu sans foi ni loi. La situation était peut-être un peu trop apocalyptique, mais il aimait bien s'imaginer un monde différent, sans montre. D'ailleurs il fallait reconnaître que la sienne ne lui était pas d'une très grande utilité.

— Servus, quelle heure est-il ?

— Il est une heure. L'heure habituelle de branchement est dépassée de deux heures.

Si on savait qu'il utilisait uniquement sa montre pour demander l'heure, cela serait sûrement un autre prétexte pour rire de lui. Néanmoins, il était tard et il préféra aller se coucher pour ne pas être trop fatigué le lendemain car Pyrilampe lui avait assigné une tâche, la première qu'il ferait seul. Alors Ari ne voulait pas décevoir son beau-père, et lui montrer que même s'il était un peu différent, il pouvait s'intégrer et être utile.

C'est ainsi que dès le lendemain matin, il arpenta les différentes places principales de la capitale pour distribuer les comptes rendus de la réunion de l'Assemblée Nationale, qui s'était tenue la veille. C'étaient les seuls documents politiques accessibles et il revenait toujours au député de la ville ou à l'un de ses assistants de s'en charger, pour s'assurer que le plus grand nombre soit au courant.

Il distribua donc ses papiers à tous les passants, qui lui souriaient en le remerciant. C'était une longue tâche, mais Ari savait qu'elle était très importante pour le maintient de la démocratie du pays car ainsi, tous les citoyens savaient ce que faisaient les personnes qu'ils avaient élu, et pouvaient juger- ou plutôt leur montre - s'ils voteraient de nouveau pour la même personne. Le reste du temps, les citoyens n'avaient pas à se préoccuper des questions politiques, n'étant causes que de tourments et disputes.

Le jeune homme croisa beaucoup de monde tout au long de la journée, y compris des amis de ses parents et d'anciens camarades de classe. Cela n'avait pas été désagréable de les revoir car il n'avait que très peu gardé le contact avec eux, n'ayant jamais eu de lien fort. Mais cela ne lui manquait pas tellement non plus.

— Tu vas faire quoi à la rentrée prochaine ? Lui avait demandé la plupart des personnes qu'il avait croisé.

— Je ne sais pas trop, je n'ai été accepté dans aucune école. Alors je vais sûrement rester secrétaire de mon beau-père pour un temps. Et toi ?

En réalité, il n'avait pas été refusé dans les écoles supérieures, il n'avait tout simplement pas postulé : sur un coup de tête, il avait effacé tous ses dossiers d'inscriptions ! Le problème des études supérieures, c'est qu'elles se basaient uniquement sur l'utilisation des montres : tout devoir, toute interrogation, étaient faites avec les montres, alors qu'apprendrait-il de plus ? Il pouvait poser des questions à sa montre à n'importe quel moment de la journée, ou bien chercher des réponses dans les livres, qui étaient bien plus enrichissants. Mais personne n'y pensait jamais, les livres n'étaient plus que de vieux objets prenant la poussière dans les caves, ou relégués en décoration dans le meilleur des cas, la plupart finissaient à la poubelle de toute façon. On ne prenait même plus la peine d'imprimer d'autres livres que ceux sur la société et son fonctionnement.

C'est quelques heures plus tard qu'Ari acheva sa tournée en passant par la place Agora, un peu plus petite que les autres mais bien plus calme, car les quartiers voisins étaient principalement occupés par des personnes âgées. Il distribua donc son papier aux passants, dont l'un d'eux qui attira son attention par son manque de chaussures et son âge moins avancé que les autres habitants.

— Vous n'avez pas mal aux pieds ? Demanda le jeune homme en riant.

— Non j'ai l'habitude. Merci bien pour le compte rendu et bonne fin de journée.

Puis l'homme repartit, et s'arrêta soudain devant un mur comme s'il lui avait trouvé un détail particulièrement intéressant.

Il était...étrange, pensa Ari. Peut-être encore plus que moi.

Durant le repas du soir, il parla de cette rencontre à sa famille, faisant rire ses frères et sœur.

— Ça doit être le vieux Ostrace, lui répondit Pyrilampe. Le gouvernement l'a repéré il y a un bout de temps car il ne respecte pas les normes de notre société. Mais comme il n'a jamais rien fait de dangereux pour autrui ou qui enfreignait les règles établies, on le laisse de côté.

En repensant à cet homme sans chaussures, s'arrêtant en pleine rue pour contempler un mur, Ari fut forcé de constater qu'il était bien loin de l'image que renvoyaient les autres citoyens. Mais il ne pouvait pas avoir été repéré par le gouvernement pour si peu ?

— Qu'a fait ce monsieur ? Questionna Hestia.

— Il n'a pas de montre.

Cela sembla invraisemblable au point d'en être comique pour tout le monde, mais pas pour Ari qui vit cet homme d'un nouvel œil.

— En tout cas je suis fier de toi, tu as bien su effectuer la tâche que je t'ai confié et tu m'as dignement représenté. Je comptais demander à quelqu'un d'autre de poursuivre la distribution pour les deux jours restants, mais peut-être veux-tu continuer ?

Ari accepta immédiatement, d'une part car il n'avait rien d'autre à faire mais aussi car il espérait recroiser cet homme étrange, celui qui ne portait pas plus de montre que de chaussure

Quand Platon sortit de sa caverne [ Wattys2021]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant