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Le jeune homme poursuivit sa distribution toute la journée du lendemain, suivant le même parcours mais croisant des passants différents. C'est avec la même gentillesse que chacun accepta le papier qu'il leur donnait et Ari se fit la remarque que si la tâche était longue, elle n'en était pas moins plaisante. Mais alors que la journée touchait à sa fin, et que par conséquent il s'approchait de la place Agora, il sentit une certaine impatience naître en lui. L'homme étrange serait-il encore là ? Etait-il vrai, qu'il vivait sans montre ? Il mourait d'envie de connaître la réponse à cette dernière question !

Quand il arriva sur la petite place, il laissa ses yeux en faire le tour, mais l'homme de la veille n'était pas en vu. Évidemment, il aurait dû s'en douter : pourquoi reviendrait-il puisqu'il avait déjà eu le récapitulatif de la réunion de l'Assemblée ?

Ari poursuivit donc sa distribution sans attendre autre chose que de pouvoir rentrer chez lui et d'être seul dans sa chambre avec ses écrits. Et il en fit de même le jour suivant, espérant voir la journée se finir rapidement car finalement, distribuer des papiers toute la journée devenait lassant.

Mais c'est quand il ne l'espérait plus, qu'il croisa de nouveau l'homme étrange. Il était sur une autre place, celle qui était entourée par les bâtiments publics, et discutait avec d'autres personnes. Du moins, il sembla plutôt à Ari que les gens tentaient de le fuir.

— Excusez-moi monsieur, dit l'homme qui ne portait toujours pas de chaussures, en s'adressant à un passant. Pourriez-vous me donner l'heure ?

— Mais bien sûr, répondit son interlocuteur avec gentillesse, jetant tout de même un regard étrange à celui qui l'avait arrêté. Corvielle, quelle heure est-il ?

— Quatorze heure.

— Merci bien, mon bon monsieur !

— Mais de rien, et passez une journée sereine.

Mais alors qu'il allait s'en aller, Ostrace l'arrêta de nouveau.

— Excusez-moi mais, que veut dire serein pour vous ?

— Comment ça ? Questionna le passant avec incompréhension.

— Vous me souhaitez une sereine journée, alors que signifie être serein pour vous ?

— Corvielle, quelle est la définition de serein ?

— Être serein signifie être en paix.

— Et que signifie la paix ? Demanda l'homme étrange.

— Corvielle, que signifie la paix ?

— La paix se définie par la présence de sérénité.

— Donc la paix est la sérénité, et la sérénité est la paix. Mais alors qu'est ce que la paix si ce n'est la sérénité ? Et l'absence de paix entraîne l'absence de sérénité, mais nous sommes en paix puisqu'il n'y a pas de guerre, pourtant je ne suis pas forcément serein. Que pensez-vous de ces définitions mon ami, ne sont-elles pas affreusement bancales ?

— Je n'en sais rien, et je suis navré mais je suis pressé. Au revoir monsieur, déclara le passant avec irritation.

Et il s'en alla si vigoureusement qu'il en bouscula l'autre homme. En le voyant tomber au sol, Ari qui avait suivi la discussion avec un grand intérêt, se pressa dans sa direction et tendit sa main.

— Vous allez bien monsieur ?

— Oui, merci, répondit l'homme étrange en saisissant sa main pour se remettre sur ses pieds. La vérité peut être douloureuse, il est toujours plus facile de la fuir que d'y faire face.

Maintenant qu'il le voyait de si près, Ari prit le temps de regarder plus en détail cet homme : il avait une barbe sans forme, assez négligée mais qui ne dissimulait pas son gros nez disgracieux. Ses cheveux bruns-gris s'emmêlaient sur sa tête, ses petits yeux se perdaient dans ses sourcils touffus et il n'était pas bien grand ; le jeune homme semblait même le dépasser de quelques centimètres. Il n'était pas beau, vraiment pas. Autour de toutes ces personnes soucieuses de leur beauté, cet homme était laid ; vraiment laid. Et pourtant, dès qu'il l'avait entendu parler au passant, Ari n'avait pu détourner le regard.

— Je m'appelle Ari.

— Et moi Ostrace. Dis-moi Ari, que penses-tu de ce que nous a révélé ma précédente conversation ?

Le jeune homme se sentit gêné, il pensait avoir été discret en écoutant le passant et le prénommé Ostrace.

— Je pense que . . . Tout le monde se contente des réponses données par les montres, sans même chercher à les comprendre. Pourtant, elles manquent souvent de logique.

— C'est intéressant ce que tu dis là.

Ce fut au tour d'Ari de se faire observer par Ostrace durant quelques secondes. Puis, l'homme se tourna vers la place, restant silencieux. L'adolescent se demanda si c'était sa manière de le congédier ou bien s'il avait trouvé quelque chose de fascinant, comme avec le mur, la dernière fois.

— Quand je t'ai posé ma question, tu ne l'as pas répété à ta montre. C'est étonnant.

— Je n'aime pas trop les montres, répondit Ari d'une petite voix. Et vous, vous n'en portez pas.

— Je ne les aime pas trop non plus.

Ostrace redevint silencieux et contempla la scène qui leur faisait face. Essayant de comprendre ce qui pouvait tant fasciner l'homme, Ari décida d'en faire de même, et se mit à détailler les passants.

Ceux-ci marchaient en tout sens, parfois un sac à la main, regardant leur montre pour suivre le chemin qu'elle leur indiquait, d'autres encore leur posaient des questions. Mais où qu'il regarde, il ne voyait pas une personne qui ne regardait pas sa montre, elles semblaient omniprésentes, envahissantes, dévorantes.

Soudain, l'homme étrange se mit à parler d'une voix profonde :

Contemples-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,
Vois ! Je me traîne aussi ! Mais, plus qu'eux, hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Ostrace tourna de nouveau son regard vers Ari, ce jeune homme qui venait de finir ses vers, et le regardant avec un intérêt encore plus grand que celui qu'il avait eu pour les passants ou le mur.

— Il y a bien longtemps que je n'avais pas rencontré quelqu'un d'aussi fascinant que toi.

— Vous êtes étrange monsieur, différent du reste du monde, répondit Ari. Aussi étrange que moi.

— J'espère que nos chemins se croiseront de nouveau, il est rare de nos jours de rencontrer un jeune homme récitant du Baudelaire.

Et il partit, laissant Ari seul, perdu au beau milieu d'une place bien trop grande.

Quand Platon sortit de sa caverne [ Wattys2021]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant