9. Damoclès

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La pilote retira son gant et toucha le sarcophage central du Narthex du bout du doigt, s'attendant à ce que le froid la brûle, car l'atmosphère de Mjöllnir était tombée à moins dix degrés Celsius. Mais ce métal ne conduisait aucune chaleur. En revanche, elle reçut le même choc que lors d'une plongée dans l'Interface Mentale, comme si son esprit était tiré hors de son corps et projeté dans un autre espace-temps.

« Tiens, tu es revenue. »

Ce n'était pas l'interface habituelle de l'IM. Elle se trouvait au cœur de Mjöllnir, un monde intérieur pourvu de frontières. Elle devina qu'une coquille sphérique l'encerclait, bien qu'elle ne pût en tracer les contours du regard. Au centre de ce microcosme de dix mètres de diamètre se trouvait un orbe d'un bleu éclatant, un soleil miniature dont la lumière froide était d'une simplicité désarmante, comme une lampe halogène faite d'un atome encore inconnu, dont le spectre d'émission n'aurait eu qu'un seul triplet de fréquences. Les trois fils de Fréya. Les trois vérités du vaisseau fantôme, encodées sous forme de lumière.

Un champ de confinement prodigieux purgeait cette lumière des fréquences gamma mortelles. Le voile invisible qui occultait cette petite étoile empêchait de se donner une idée de son énergie, de sa puissance.

« Si l'Interface Mentale est ton domaine, voici le mien. »

Fréya était adossée au mur de la coquille, de l'autre côté du globe flottant. Ses bras se posaient sur la substance lisse en tirant sur sa surface comme une toile, car elle n'était pas matérielle. Cette frontière noire était un autre champ, qui modifiait les propriétés les plus fondamentales de l'espace, jusqu'à empêcher le passage de la lumière. Une fenêtre que Fréya pouvait ouvrir ou refermer à volonté pour se séparer du reste de l'univers.

« Ce que tu as devant toi est un cœur d'étoile à neutrons. C'est la source exclusive d'énergie de ce vaisseau. Il est plongé dans une boucle de rétroaction : l'énergie qu'il produit sert à alimenter le champ de confinement qui l'empêche de s'effondrer. Au centre de cet objet, la matière est comprimée au point que les noyaux atomiques éclatent et que les quarks se réassemblent en particules lourdes « exotiques ». Au bout d'un moment, cette pression doit s'inverser : le cœur doit exploser. Son énergie serait capable d'anéantir un système stellaire. Mais tant que le champ est maintenu, cela n'arrivera pas. »

Fréya glissa jusqu'à elle. L'intérieur de la coquille était vide, mais sa paroi semblait légèrement collante au toucher. Elle augmentait l'inertie des objets, matériels et immatériels, ce qui leur faisait acquérir une certaine fixité.

« Cependant, au milieu du cœur, il existe une particule unique résultant de la fusion des quarks, de taille macroscopique et pesant près d'un kilogramme. Un kilogramme de matière en une seule particule. Tu ne pourrais même pas la voir, car toute interaction avec ton regard causerait son effondrement. Et de fait, elle est si instable qu'elle peut éclater à tout moment. Sa durée de demi-vie est d'un million d'années. Cela signifie que dans un million d'années, le cœur aura eu une chance sur deux de se transformer en nova. »

L'avatar du système de contrôle s'arrêta à un mètre d'elle. Sous cette lueur irréelle, sa combinaison blanche avait pris une teinte turquoise, et son visage semblait couvert de paillettes bleutées.

« On appelle cela un noyau Damoclès. Ce réacteur est la source d'énergie la plus stable connue dans l'univers, mais à tout moment, il peut prendre feu, sans qu'on ne puisse le détecter ni l'en empêcher. Voilà pourquoi, lorsque la mission de l'Armada Secunda aura pris fin, je retournerai m'isoler dans les profondeurs de l'espace. Je suis une menace pour l'Omnimonde.

— Pourquoi as-tu éteint le vaisseau ?

— Le vaisseau n'est pas éteint. Mais il est vrai que cette salle est indétectable depuis l'extérieur, à cause du champ qui l'entoure : nous sommes invisibles aux ondes sonores et magnétiques. Viens. Retournons à l'IM. »

Elle eut de nouveau l'impression d'être tirée en avant ; la lumière bleue s'effaça comme un rêve, tandis que le champ d'étoiles de l'espace lointain se reformait autour d'elle. Ses pieds prirent appui sur le sol transparent de l'Interface ; les contrôles holographiques, faits de lumière rouge, s'installèrent en demi-cercle dans son champ de vision. Le Narthex devait être en train de s'illuminer de nouveau. Mais l'information avait à peine remonté le nerf optique des remsiens ; elle cheminait tranquillement dans leur cortex visuel, ils n'étaient pas encore au courant.

« Je ne suis même pas installée dans le sarcophage.

— Je connais assez bien ton cerveau pour activer tes circuits neuronaux à distance. »

Fréya fit apparaître un siège et s'y assit. Elle contempla d'un air las la fenêtre d'information lui indiquant que le vaisseau avait subi des avaries mineures, que son sas de décompression avait été forcé, et qu'on avait percé un trou dans sa coque.

« Après la bataille de Stella Realis, j'ai eu besoin de faire un bilan stratégique. J'ai cherché dans mes souvenirs. Cette opération nécessitait que je sois seule, déconnectée de l'IM et des systèmes de support du vaisseau. C'est pour cela qu'il s'est « éteint » au sens où tu l'entends. »

Elle claqua des doigts. Une image se déroula autour d'elles ; Sol Realis, dans laquelle Hélios plongeait ses crocs avides, qui s'effondrait sur lui-même et prenait une forme elliptique. C'était la dernière image de l'étoile, un millième de seconde avant leur passage du pont d'Arcs ; elle était parcourue d'artefacts optiques dus à l'entrée dans le pont, de traînées rouges et de tremblotements, comme la main mal assurée d'un artiste débutant. Sol Realis semblait appeler à l'aide, le cri désespéré de celui qui voit s'enfuir ceux sur qui il croyait pouvoir compter.

« Hélios est un dieu qui, dans cet univers, se présente sous la forme d'une étoile. Il se divise donc en deux principes : le principe de son corps et celui de son esprit. Le principe de son corps habite la matière de l'étoile, comme un marionnettiste. Le principe de son esprit évolue dans la Noosphère, le monde des rêves, une terre qui m'est inaccessible. La menace la plus aiguë pesant sur l'Omnimonde est cette étoile dévorant d'autres étoiles, donc le principe de son corps. J'ai analysé la défaite de Realis et cherché quelque chose qui aurait pu permettre de le vaincre. Ma question était donc : qu'est-il de plus puissant qu'une étoile ? C'est une question plus difficile qu'il n'y paraît. »

Pensive, Fréya laissa s'écouler quelques secondes – dans l'IM, le temps avait moins de valeur. Elle ôta l'image de Realis et revint à l'Armada décharnée, dont les vaisseaux en réparation, fixes par rapport à Mjöllnir, essayaient déjà de rallumer leurs moteurs.

« J'ai pensé à mon noyau Damoclès. Si je m'envolais en direction d'Hélios, que je plongeais dans sa zone de convection et que je relâchais le champ de confinement du noyau, je provoquerais une nova. Mais l'analyse de cette possibilité n'était pas concluante. En fait, le noyau n'est qu'une étoile. Cette énergie, Hélios pourrait l'absorber. Je ne ferais que lui donner plus de puissance.

— Alors, à quoi as-tu pensé ?

— Je sais quelle arme employer. »

Fréya ferma à demi les yeux. Elle choisissait ses mots, car ce secret allait au-delà de ce qu'elle avait prévu de partager avec sa pilote.

« Je sais comment détruire une étoile. »

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant