La vieille herboriste renvoya son dernier client de la journée, un homme de Zarith qui cherchait « la potion qui rend intelligent », et décida qu'il était temps de fermer la boutique. Elle trotta entre les étagères encombrées de bocaux d'onguents, de poudres, d'herbes rares dont certaines ne lui étaient ramenées que des confins du monde. Le comptoir se faisait chaque jour plus distant de l'entrée, comme si cette échoppe de misère, à l'instar de l'univers, voyait son espace se dilater.
Elle ouvrit le tiroir de la caisse et soupira en avisant les quelques piécettes. La générosité des habitants de Samera ne valait guère plus ; rares étaient ses clients fidèles ; aujourd'hui sur la terre de Ki, quiconque avec une certaine éducation orbitait autour des nouvelles sectes solaires, délaissant tout ensemble le kaldarisme, l'alménisme, la science de l'alchimie et tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à un savoir traditionnel. Les profits de cette année ne lui permettraient pas d'embaucher une assistante, pas plus que l'an dernier.
L'attrape-rêves suspendu derrière la porte d'entrée se mit à tinter.
« C'est fermé, annonça-t-elle d'un ton bourru, de cette voix éraillée que forgent les atmosphères confinées.
— Excusez-moi, madame. Je ne sais pas si je pourrai revenir demain. Le temps... »
Qu'est-ce qu'il a, le temps ? Songea-t-elle en remettant ses lunettes. L'individu referma doucement la porte derrière lui ; vêtu d'une manière excentrique, avec une sorte de drap blanc, il avait le cheveu grisonnant, les favoris argentés. Ses yeux pâles, fatigués d'avoir cherché des repères, étaient ceux d'un homme passé par toutes les étapes du doute. De fait, il n'avait pas cette foi enivrante, exagérée, que les adeptes des cultes solaires venaient tantôt lui asséner au visage à grands coups de tracts imprimés ; mais il se tenait encore debout, et il y mettait une certaine valeur, une certaine dignité.
« Qui êtes-vous ?
— Mon nom est Shan. J'ai connu votre arrière-arrière... disons, votre ancêtre.
— Mon ancêtre. Pourtant, vous avez l'air un peu plus jeune que moi. »
Il se rapprocha d'elle, ce qui força la myope à ôter ses lunettes. Son regard était un puits d'une profondeur inhabituelle.
« Je suis plus âgé que votre monde » asséna-t-il.
Il était difficile de le croire. Pourtant, la vieille femme s'y risqua. L'homme avait tout d'une illusion de l'esprit, mais ses paroles sonnaient moins comme un délire, que comme la légende d'un conteur solitaire.
« La légende de Kaldar mentionne quelqu'un dont le nom me rappelle le vôtre... un certain Shani, son médiateur.
— Kaldor. Par pitié ! Son nom est Kaldor.
— La légende dit « Kaldar ». Kaldor, je ne sais pas qui c'est. »
En même temps, s'il s'appelle Shan au lieu de Shani, cela suit une certaine logique, songea-t-elle.
« Et pourquoi êtes-vous ici ? De quoi avez-vous besoin ? Une peau de serpent des marécages ? Un fragment d'argile des golems du roi Zor ? Le fameux onguent von Zögar contre la chute des cheveux ?
— Zögarn ! Il se nomme Zögarn !
— Vous n'avez pas l'impression de vivre dans un autre monde ?
— Si, c'est exactement mon cas. »
L'homme ferma les yeux, pensif, comme s'il lui en coûtait de parler avec elle.
« Vous détenez un exemplaire du tarot à trois bras.
— Comment le savez-vous ?
— Il se transmet dans votre famille depuis plusieurs siècles. C'est heureux que ses cartes soient encore solides.
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Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleil
FantasiaL'Armada a été vaincue. Les derniers survivants font route vers Stella Rems, dans l'espoir de reconstituer leur flotte, mais ils ne sont pas certains d'y parvenir. En la bibliothèque universelle de Caelus, Christophe-Nolim rumine son échec. Le dévor...