45. Un nom

10 5 4
                                    


Au fond de la caverne, tapi dans une ombre épaisse, le monstre attendait la venue de son prochain repas. Les os de guerriers téméraires, venus des quatre coins du monde, tapissaient le tunnel. Des armes rouillées, épées de nobliaux et haches de guerre de grognards, pourrissaient dans l'humidité.

Le monstre vit qu'une lueur rebondissait contre les parois de la caverne ; ses yeux gourmands la suivirent et il susurra :

« Approche...

Je ne te crains pas, trancha l'héroïne.

C'est ce qu'ils ont tous dit avant toi.

Mais je possède quelque chose qu'ils n'avaient pas.

Quoi donc ? Une armure enchantée ? Une épée magique ? Un charme de protection ? Vos croyances puériles sont d'une infinie diversité, qui ne cesse de me divertir.

J'ai mieux que tout cela. »

Les pas s'approchèrent ; en effet, le monstre sentit que quelque chose était différent. Il se mit à reculer en rampant, se promettant que c'était pour mieux bondir, et non qu'il fuyait déjà face au danger.

« Je connais ton nom. »

Adrian von Zögarn, Histoire de l'Omnimonde (avec une annexe de contes pour enfants)


Insatiable, Hélios s'était à peine repu de Sol Perago I qu'il abandonna les reliefs de son repas, cet anneau de feu qui s'évasait le long de son orbite originelle, et plongea dans Sol Perago II.

À ce moment, Fréya décida qu'il était temps d'agir ; Mjöllnir accéléra d'un équivalent de deux cent pesanteurs terrestres, bien plus qu'une balle de fusil, qu'un missile supersonique ou même que les autres vaisseaux de l'Armada.

Devant lui, invisible microbe deux fois plus rapide, cheminait Hadès, qui devait rencontrer Sol Perago II une dizaine de minutes plus tard.

Derrière lui, les deux mille marteaux, les générateurs de champ censés plonger Hélios dans le trou noir, sortaient de l'atmosphère d'Atlas. Ils avaient été conçus pour résister à la pression de l'hydrogène dans l'enveloppe de la géante, mais pas à la chaleur du plasma qui couvrait la planète d'un voile de feu. Fréya ne put empêcher un quart d'entre eux d'échapper à son contrôle, dont les circuits avaient fondu lors de leur brève remontée de l'enfer.

Ces cylindres de cinquante mètres de long portaient un revêtement noir opaque, une cape d'assassin qui les aurait rendus indétectables dans le vide cosmique. Ceux qui sortirent d'Atlas, encore couverts du plasma qui avait grignoté leur blindage, brillaient de mille feux.

Hélios allait les voir.

Indifférents à la stratégie déployée par l'Armada, Christophe et Aléane avaient pris place sur la pointe de Mjöllnir, comme l'étrave d'un navire franchissant les flots ; l'accélération folle du vaisseau ne les affectait pas. Un pied dans la Noosphère, ils regardaient l'espace se déchirer, les étoiles lointaines se séparer comme un voile d'écume.

Ces mille cinq cent points brillants derrière eux, encadrés par les escadres de l'Armada comme les chevaliers et leur troupe, ne représentaient pour Hélios qu'un divertissement. Il en détourna le regard sitôt qu'il aperçut les deux demi-dieux.

Là où l'Armada ne voyait qu'un Sol Perago II toujours plus instable, Christophe vit qu'une aura flottait à sa surface comme une nappe de pétrole, qui se rassembla en un seul point. Comme eux, l'esprit du dieu-soleil était ancré dans la Noosphère, et le monde matériel autour d'eux n'était déjà plus qu'un mirage. Des vaguelettes concentriques poussèrent, des flancs de Sol Perago II, une matière brunâtre en son centre ; Hélios ouvrait son œil unique, qui forma une petite tache sur le soleil, cachée par les explosions furieuses qui parcouraient sa chromosphère.

Une brume d'Arcs partit de ce point et traversa l'Armada toute entière. Hélios leur parlait. Sa voix traversa les corps comme une onde sismique, secoua les esprits ; il voulait les persuader que son œil d'ouragan furieux ouvrait leurs âmes, regardait à l'intérieur, et les jugeait vides.

Il n'y a d'autres vérités que les miennes.

« Es-tu prête ? demanda Christophe avec un grand calme, car les proférations divines coulaient autour de lui comme, tantôt, les flots incapables d'Océanos.

— Je suis prête. »

Croyez en moi !

Ceux qui refuseront mon message ne rejoindront pas mon royaume.

Son discours paraissait confus, car ses sentences rebondissaient contre les astres, contre Atlas, et leurs échos s'entrecroisaient.

J'apporterai la division parmi les mondes !

Qui êtes-vous pour vous opposer à moi ?

Christophe traça un arc doré, un artefact fragile conçu pour ne servir qu'une seule fois. Regard rivé sur l'œil sinistre d'Hélios, comme pour le maintenir en place, il donna cette arme à Aléane. Tandis qu'elle testait la corde et estimait la portée, il déplia une flèche d'or.

Elle était alourdie d'un nom ; un nom qui pouvait traverser l'esprit d'Hélios et les mener au cœur de la tempête de feu.

« Ce n'est qu'une clé, prévint-il alors qu'Aléane la mettait en place. Une fois entrés, nous devrons affronter Hélios sur son propre terrain, dans ses propres rêves.

— Tu as traversé des milliards de rêves.

— Aléane... je voulais... »

Vos âmes seront perdues dans le tourbillon du temps !

De cette division, je ferai une unité, et sur les cendres de vos mondes, je bâtirai mon univers nouveau.

« Parle » ordonna-t-elle.

Comme ils approchaient du dieu-soleil, son nom secret, jusqu'à présent inerte, se mit à trembler. Comme une plante sèche qui reprend vie dès la première goutte de pluie, il gagna en inertie. D'une polarité contraire à l'œil du dieu-soleil, d'une aimantation opposée, il refusait de le rejoindre. Aléane raffermit la prise sur son arc d'or.

« Merci de m'avoir sauvé, dit Christophe.

— Ah... tu crois que nous ne nous reverrons pas... mais nous devons nous revoir, ô premier des tyrans. Je l'ai vu dans la Spirale du Temps. »

Elle lâcha la corde. La flèche décisive traversa l'espace et perça la corolle d'Arcs menaçants qui entourait Hélios. Il ne l'arrêta pas, car il était incapable de la voir : le nom gravé sur ce trait d'or était le sien, donc une partie de lui-même qui lui revenait, qui ne l'avait jamais quitté.

La flèche traversa son œil. Vue depuis la Noosphère, la tache de Sol Perago s'agrandit ; elle s'effondrait en son centre, comme un plafond ouvert, dans lequel plongeaient des vagues de feu. Hélios émit un rugissement de colère. Son langage se fit confus.

Croyez... vous opposer... division... mon univers...

Mort au Temps !

La trajectoire de la flèche, encore visible pour eux, formait un Arc en droite ligne vers le cœur du dieu-soleil. Aléane et Christophe s'accrochèrent à ce fil d'Ariane et traversèrent l'espace ; les flammes d'Hélios grondèrent autour d'eux sans parvenir à les atteindre. Ils chutèrent dans ce gouffre qui ne cessait de se creuser.

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant