10. Toutes ces étoiles

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Toutes les étoiles, dans le ciel, sont là pour ton seul regard.

Kaldor, Principes


La pilote crut que Fréya allait aussitôt lui confier les détails de son plan prodigieux, mais ce ne fut pas le cas. La femme en blanc se leva, fit quelques pas, écarta du bras les contrôles holographiques trop insistants.

« Je vais te raconter mon histoire, annonça-t-elle. Tu comprendras mieux. »

Elle choisit une galaxie dans le firmament et la ramena jusqu'à elles ; les bras spiralés, faits d'une fumée scintillante, s'étendirent au-dessus de l'Interface Mentale. C'était une illusion, mais la pilote plongea la main dans cet amas d'étoiles ; elle eut l'impression de traverser la surface miroitante d'un étang sous la pleine Lune et de ramasser quelques grains de sable scintillants.

« Toutes ces étoiles...

— Exactement. Il y en a dix mille milliards de milliards dans la portion observable de l'univers, c'est-à-dire celle dont la lumière a mis un temps inférieur à l'âge actuel de l'univers avant de nous parvenir. Mais l'univers est bien plus vaste que cela. C'est difficile à estimer, car parmi les dix mille systèmes stellaires de l'Omnimonde, beaucoup sont proches du point de vue de l'espace physique – moins de quelques centaines d'années-lumière. Dix mille, c'est bien assez pour les conscients et leurs dieux, mais ils devraient se demander pourquoi ils ne sont pas plus nombreux ! »

D'un geste de la main, Fréya fit tourner la galaxie comme un mobile.

« C'est pourtant simple. Si cet Omnimonde a pu se construire, et relier des planètes par des ponts d'Arcs, pourquoi pas d'autres Omnimondes ? Pourquoi pas des milliers d'entre eux, des milliers de toiles indépendantes étendues sur tout l'univers, mais inaccessibles entre elles ? Et qu'advient-il lorsqu'un pont d'Arcs se rompt ? On obtient deux Omnimondes séparés, qui perdent chacun la conscience de l'autre. Tu vois, ce que vous appelez aujourd'hui l'Omnimonde n'est pas aussi grand qu'il l'a été autrefois. C'est un terrain de jeu qui n'a cessé de se réduire depuis des milliers d'années. Les almains qui peuplent la majorité de ses planètes sont arrivés bien tard dans l'histoire de l'univers. Vous vivez dans une caverne, et vous pensez qu'il n'y a rien au-delà de la caverne.

— Et qu'en sais-tu, toi ?

— Je viens d'ailleurs. »

Il lui vint à l'esprit que cette galaxie spirale avec laquelle jouait Fréya pouvait très bien être son lieu de naissance, mais elle n'osa pas poser la question.

« Ce vaisseau a été construit pour participer à une guerre. Mais au moment où il a été complété, la guerre tournait en notre défaveur. Après plusieurs massacres, mes concepteurs ont choisi de couper tous les ponts d'Arcs de notre Omnimonde. Les systèmes stellaires se sont retrouvés séparés par des milliers d'années-lumière. Or les civilisations esseulées sont comme des braises tombées du feu, elles s'éteignent en un souffle. Ils ont donc gagné leur guerre, mais ils n'ont pas profité de leur victoire plus de dix mille ans. Cet Omnimonde, comme beaucoup d'autres, s'est éteint. Je n'avais plus de mission, mon noyau de Damoclès menaçait notre dernière planète encore habitée, et je suis donc partie pour un voyage sans retour vers les autres étoiles. Je ne pensais pas retrouver un autre Omnimonde. Mais je ne pensais pas non plus découvrir quelqu'un comme toi.

— Qu'est-ce que j'ai de si spécial, selon toi ?

— Tu es éternelle. Je t'ai déjà rencontrée une fois, il y a deux mille ans, et je sais que je te rencontrerai à nouveau dans l'avenir. »

Fréya ramena à elles l'image de la galaxie ; elles furent traversées par un banc d'étoiles. L'avatar de Mjöllnir creusait de ses mains dans cette brume surnaturelle, que l'Interface Mentale ne cessait d'annoter de noms et de sigles. Elle se concentra sur un détail, augmenta l'échelle de plusieurs ordres. Des détails plus nombreux apparurent ; toutes les étoiles étaient cartographiées.

« Regarde bien. »

Elles se situaient tout au bout d'un des bras de la galaxie. La pilote vit d'abord un bras lumineux, d'une brillance éclatante, apparaître derrière un nuage de gaz ; puis un deuxième bras identique, à angle droit ; puis une étoile déformée par un effet de lentille gravitationnelle. Elle tournait autour des deux anneaux, qui lui arrachaient sa matière, formant un pont de milliards de kilomètres. Les forces de marées agitaient sa chromosphère en vagues incertaines ; elle semblait sur le point de se briser en deux comme une noix.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Tu ne regardes pas au bon endroit. C'est ce que tu ne vois pas qui est important. Ici, au milieu, se trouve un dévoreur d'étoiles. Il est invisible aux regards. Son champ gravitationnel est tel que la lumière ne peut en sortir. La matière tourne autour de lui sur le disque d'accrétion, où elle est accélérée et émet des rayonnements intenses. Puis elle disparaît dans un monde inconnu de nous, où le regard ne peut porter. Au-delà de notre espace et de notre temps. »

Fréya referma la poing. La galaxie fut emportée au loin ; les vaisseaux de l'Armada reprirent leur place autour de Mjöllnir.

« Mes concepteurs postulaient qu'on pourrait employer un trou noir comme arme. En fait, ils n'ont pas inventé cette idée tous seuls. Ils ont observé l'existence de trous noirs stellaires qui ne pouvaient s'être formés de manière naturelle, et ont imaginé qu'une guerre semblable à la nôtre avait déchiré des mondes voisins, jusqu'au désespoir, jusqu'à ce qu'ils emploient de tels monstres.

Tu dois comprendre qu'un trou noir est une arme lente, mais définitive. Passé un certain point, on ne peut pas contenir son pouvoir d'attraction. Toute cette galaxie que tu avais sous les yeux finira engloutie, millénaire après millénaire. C'est pourquoi une telle arme, mal employée, pourrait détruire l'Omnimonde aussi sûrement que le ferait Hélios.

— Avons-nous vraiment le choix ?

— J'y ai beaucoup réfléchi. Je ne crois pas. »

Fréya tourna la tête sur le côté, comme si elle venait de voir quelque chose. Elle projeta la pilote hors de l'Interface Mentale. Quand elle ouvrit les yeux, celle-ci sentit une douleur refluer dans son poignet, qui avait dû recevoir un choc lors du retour de la gravité. Elle était allongée contre le pilier central du Narthex. Pour le docteur Jin, deux secondes à peine s'étaient écoulées.

« Le vaisseau est revenu à la vie ! » s'exclama-t-il.

Il aida la pilote à se remettre debout. L'air se réchauffait déjà, le système de ventilation du vaisseau s'étant remis en route.

« C'est à peine croyable, dit Jin. Je dois voir l'amirale. »

Au niveau de l'accès au Narthex, des arcs électriques grésillèrent dans l'air, qui gagna une légère odeur d'ozone. Une surface blanche transparente s'interposa entre le docteur et la sortie. Elle se découpa en milliers de fibres ondulantes, d'abord une sculpture en fil de fer, puis une image plus lisse.

« Moi aussi, dit Fréya. Je dois la voir. »

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant