30. Revoir le soleil

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Chaque jour, le titan Sisyphe pousse un rocher le long d'une pente de montagne et, chaque jour, le rocher dégringole sans jamais avoir atteint le sommet.

Le livre des sages du kaldarisme dit que Sisyphe, un jour, sera sauvé.

Comment ?

Un bousier, un insecte minuscule, grimpera avec lui sur le dernier mètre, et alors que le titan appuiera encore une fois de son épaule sur cet énorme bloc, le bousier, s'arc-boutant dans un interstice du sol, lui procurera la minuscule impulsion nécessaire, afin que ce qui n'avait jamais pu réussir, pour une fois, réussisse, et que le titan franchisse le cap.

Adrian von Zögarn, Le Kaldarisme


Les gros yeux d'Aarto s'enfoncèrent dans leurs orbites et sa mâchoire démesurée claqua dans le vide.

« Oh, non, oh, non, grinça-t-il. Tu ne m'auras pas.

— Je te laisse le choix. Ou bien tu parles, ou bien je rentre dans ton esprit. Je ne garantis pas de laisser tes pensées intactes, et j'espère que tu ne tiens à rien en particulier. »

Aarto émit un grognement. Il sauta sur le rocher planté dans le sol et prit place, fataliste, tel le criminel amené pour l'interrogatoire.

« Eh ben, vas-y, face de poulpe.

— Tu connaissais Thaddeus, n'est-ce pas ?

— Pas vraiment, non.

— Toi aussi, tu as été au nombre des servants d'Hélios.

— Ça se pourrait bien.

— Mais tu n'étais qu'un fantassin. Une ombre parmi les ombres lors de la bataille de Sol.

— La bataille de Sol ! Un grand massacre, ouais.

— Que sais-tu qui pourrait nous permettre de vaincre Hélios ?

— Rien, je ne sais rien du tout.

— De quoi te souviens-tu, alors ?

— Je n'ai pas envie de t'aider ! »

Son visage approximatif était parcouru de spasmes, comme s'il ne parvenait pas à choisir entre plusieurs réactions possibles.

« Ce n'est pas parce que toi... tu as eu le droit à ta deuxième chance... que tu dois te croire tout permis. Par les eaux du Déluge ! Tu n'es peut-être pas le plus grand criminel de note histoire, mais c'est toi qui as inventé le crime ! C'est toi ! Tu ne méritais rien. Et moi, tu crois que j'ai purgé ma peine ?

— Tu n'es pas obligé de l'aider » intervint Aléane.

Elle se mit devant lui et le força à la regarder dans les yeux. Leurs esprits se frôlèrent, d'un côté l'âme tourmentée d'Aarto, percluse de regrets, déçue par la justice des dieux, de l'autre une existence faite de passages, elle aussi creusée d'incertitudes.

« C'est vrai, avança-t-elle, il ne mérite peut-être pas ce qui lui est arrivé. Et toi, tu ne mérites peut-être pas ce qui t'es arrivé. Car Océanos ne fait pas régner la justice, mais la nécessité. C'est lui-même une force de la nature, aveugle et sans morale, que la justice, parfois, se doit de vaincre. »

Aléane posa sa main lumineuse sur l'épaule du petit homme, couverte d'une espèce de chemise rayée, collante de graisse noire.

« C'est moi que tu dois aider, Aarto.

— Mais toi... toi qui les as tous tués... ta place n'est-elle pas ici parmi les ombres ? Pourquoi n'es-tu jamais tombée dans l'océan ? Quel est ton secret ?

— Je l'ignore, Aarto. Je n'aurai de cesse de le découvrir. »

Elle employait sans cesse son nom pour lui faire honneur, et pour lui rendre quelque fierté, car c'était l'une des rares choses en sa possession.

La tête de l'homme-requin se balançait de droite à gauche, comme un joueur qui hésite sur sa mise.

« Aarto, que sais-tu qui pourrait nous permettre de vaincre Hélios ?

— Rien, rien. Je ne sais absolument rien.

— De quoi te souviens-tu, alors ?

— Je me souviens... »

Sa bouche s'ouvrit en une hésitation.

« Je me souviens juste d'elle... la reine des ombres... Thaddeus disait qu'elle était son épouse, mais s'il est ici, c'est bien parce qu'elle l'avait tué, et qu'elle dirigeait Naglfar à sa place.

— Qu'est-ce que c'était, Naglfar ?

— Le vaisseau des morts. L'armée du dieu-soleil, qui a été détruite lors de la bataille de Sol.

— Et la reine des ombres, qui était-elle ? Quel était son nom ?

— Je ne devrais pas le dire.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas... je regrette tellement... je l'ai aimée, pourtant je n'étais qu'un fantassin, qu'un pion dans son armée. Je devrais la haïr, mais je n'y suis jamais parvenu. Et je crois qu'elle se haïssait elle-même, bien plus que toute la haine dont nous aurions été capables.

— Qui l'a vaincue ? Est-ce moi qui l'ai tuée ?

— Je ne sais pas. Personne ne sait. Naglfar a été détruit par l'Armada Magna et nous sommes tous tombés dans l'Océan.

— Peux-tu me dire son nom, Aarto ?

— Non, je ne devrais pas.

— Pourquoi ? »

Chacune de leurs répliques était plus basse que la précédente ; ce murmure en devenait pesant, comme s'ils s'enfonçaient dans le sol.

« J'ai peur qu'en faisant cela... si je vous aide... si je sauve l'univers à mon échelle... mon rôle ici s'achève.

— Tu veux dire que tu n'auras plus aucun regret ?

— Eh, on pourra dire ça comme ça. J'ai fait de mauvaises choses dans la guerre d'Aton et de Kaldor, de fort mauvaises choses. Si je fais quelque chose de bien, ou si je contribue maintenant, c'est que j'ai terminé ce que je devais faire, n'est-ce pas ? De toute façon, je ne sortirai jamais d'ici. Je ne reverrai jamais le soleil. Un vrai soleil, je veux dire. »

Ayant levé la tête en direction des flots inquiétants de l'océan, il revint à Aléane et se rendit compte de l'ironie de sa phrase ; car Aléane était une étoile minuscule, qui émettait une lumière sincère ; peut-être le seul être de lumière à avoir jamais arpenté les fonds d'Océanos.

Il n'aurait jamais osé rêver qu'un ange se penche un jour sur son épaule.

« Je vais disparaître, dit Aarto.

— Est-ce que cela t'inquiète ?

— Franchement, je ne sais pas quoi en penser. Je verrai ça tout seul avec moi-même. »

Il semblait avoir pris sa décision ; aussi sauta-t-il du rocher d'un air guilleret.

« Je me sens bien, annonça-t-il. Ouais. Je me sens plutôt bien. Voici ce qu'il te faut. La reine des ombres, celle qui a dirigé Naglfar lors de la bataille de Sol, elle se nommait Lilith. Et je crois qu'elle se trouve encore là-bas. Si elle n'a pas bougé depuis deux mille ans. Si elle n'a pas disparu. Je ne sais pas en quoi elle peut vous aider. Mais si le dieu-soleil a peur des gens qui l'ont côtoyé, s'il a peur de ce que ces gens savent sur lui, je vous promets qu'elle en saura plus que nous tous.

— Merci, Aarto.

— Pas de quoi, ouais. Maintenant, barrez-vous, vous avez de sales tronches. »

Il demeura au milieu de la clairière, bras croisés, en les regardant s'éloigner. S'il avait regardé en arrière, Christophe l'aurait vu s'effacer comme le chat du Cheshire, jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus de lui qu'un sourire, une série de grosses dents gâtées, qui tombèrent une après l'autre parmi les cendres.

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant