23. Shan

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Perdre, perdre, perdre encore, et oublier ce que l'on a perdu.

Kaldor, Principes


« Shan ? Shan ? Est-ce que vous m'entendez ?

— Par les eaux du Déluge... »

Shan ouvrit un œil, puis l'autre. La lumière qui régnait encore sur l'île de Caelus séchait déjà les pans de sa robe blanche. Hormis l'odeur de sel qui imprégnait ce vêtement, la traversée tumultueuse qui l'avait mené jusque dans le havre du bibliothécaire ne laisserait bientôt plus aucune trace.

« Ah, Christophe. Je suis content de vous savoir en vie. Nous nous sommes perdus de vue à Stella Realis.

— J'ai quelque chose d'important à vous dire, Shan. Vous avez perdu une partie de votre nom.

— Je ne vous crois pas. »

Shan porta la main à son front, néanmoins, pour vérifier. L'espace vide laissé par le caractère manquant lui parut peut-être suspect, mais il n'y fit pas attention. Ce qu'il lut correspondait à ce qu'il s'attendait à lire, car nous sommes aveugles aux plus grandes transformations qui s'opèrent en nous.

« Où êtes-vous allé, Shan ?

— Poussez-vous, Christophe, laissez-moi me lever. »

Debout, Shan reprit ses esprits, au sens propre, puisque d'autres Arcs, poussés sur le rivage comme les débris d'une épave, se raccrochaient à lui. Mais rien qui ne complète de nouveau son nom. Celui-ci avait été broyé à vif par un prédateur vorace, par le seul être de l'univers qui possédait cette capacité et qui mordait ainsi tous ceux qui s'approchaient de lui.

« Shan, pourquoi avez-vous essayé de traverser Océanos ? »

Le médiateur de Kaldor regarda Christophe avec les yeux d'un fou, qui croit sincèrement que le monde se moque de lui.

« Moi ? Océanos ? Quelle idée.

— Concentrez-vous, Shan. Vous avez perdu une partie de votre nom. Un peu plus, et l'océan emportait votre âme. »

Shan remit sa robe blanche en place, l'épousseta du sable aux reflets cyan.

« Nous sommes sur l'île de Caelus, dit-il en toisant Christophe, pour bien montrer qu'il n'avait rien perdu de ses souvenirs, qu'il savait d'où il venait et où il allait. Où est donc ce vieil hibou ? Encore plongé dans ses livres ? Et vous, Christophe, n'étiez-vous pas deux la dernière fois ? Où est votre forme duale ? »

Il sembla alors découvrir la présence d'Aléane ; lire son nom, car même pour les mages d'Arcs rompus à la traversée des rêves et la pratique des illusions, on ne peut jamais cacher un nom, ni le refuser. Shan fit un peu comme Christophe lorsqu'il avait été confronté à elle : il amorça un mouvement de recul, tituba presque, comme si on venait de le frapper au visage. Comme si la simple présence d'Aléane renversait son monde, le remettait en place, peut-être. Des idées claires lui revinrent aussitôt.

« Vous ! Vous êtes celle que nous attendions tous. »

Ensuite, Shan prit la mesure de ce qu'elle représentait pour lui : la somme de ses espoirs, et après la chute de tous les dieux dont il avait partagé le règne, le dernier être en qui il pût placer sa foi. Le médiateur de Kaldor tomba à genoux, baissa la tête et joignit les mains en signe de prière et de soumission.

« Je vous en prie, ô Aléane, vous qui avez vécu et qui êtes morte mille fois pour nous... le tyran est en chemin, et son aube rouge se lèvera bientôt, à nouveau.

— Je sais, dit-elle, le regard figé vers les ferments de cette aube qui apparaissaient au loin, entre deux bouillons de nuages.

— Nous ne devrions pas avoir à vous demander cela... pas encore... après tout ce que vous avez fait pour nous... mais l'univers est en péril, nos dieux et nos héros manquent à l'appel, et vous êtes la dernière capable de nous sauver.

— Relevez-vous, Shan, je ne suis pas encore celle que vous espérez. »

Il demeura écrasé sur le sol, tétanisé ; aussi Aléane descendit-elle vers lui et prit ses mains dans les siennes. Shan tremblait. Lui aussi, en s'approchant trop près d'Océanos, avait été brûlé par ses eaux voraces ; lui aussi s'était refermé sur le nom d'Aléane, comme un sésame, celle qui sauvait les mondes, celle qui le sauverait lui-même.

« Jusqu'ici, je n'ai rien fait pour vous aider, remarqua-t-elle doucement. Vous vous êtes battus sans moi contre le tyran. Vous avez lutté de toutes vos forces.

— Nous n'avons rien accompli, dit Shan. Nous avons fait quelques tentatives, nous nous retournions sans cesse en espérant voir votre ombre, ou bien, celle de Kaldor... mais nous étions seuls, si seuls...

— C'est normal, Shan. Tous les héros, s'il en fut, ont combattu seuls.

— Même vous ?

— Même moi. Mais vous n'avez jamais baissé les bras, Shan. Vous avez agi du mieux que vous le pouviez. Vous avez fait honneur à Kaldor.

— Je dois... je dois... je dois dire quelque chose à Christophe.

— Parlez, Shan, n'ayez pas peur.

— Le dé... le dé... le dévoreur d'étoiles... il n'a pas encore bougé de Stella Realis. Le principe de son corps, je veux dire. Le principe de son esprit, lui, s'est plongé dans la Noosphère, dès la fin de la bataille. Je l'ai suivi...

— C'est là que vous avez atteint Océanos, comprit Christophe. Que lui veut-il ?

— Je l'ignore... je voulais le savoir... j'ai essayé de descendre dans l'océan...

— Vous n'auriez pas dû.

— Eh ! Vous n'étiez pas là ! »

Il tanguait de la colère à la tristesse, de la fermeté à la panique, ainsi Shan rabaissa aussitôt la tête et s'excusa pour son emportement.

« Où est-il désormais ? demanda Aléane. Hélios est-il entré dans l'Océan ?

— Vous ne devriez pas... prononcer son nom...

— Le principe de son esprit est indivisible. Hélios ne peut être partout à la fois. Celui qui apparaît dans tous nos rêves n'est qu'un reflet. Je le crierai autant de fois qu'il le faut pour que le monde n'ait plus peur de ce nom ! Alors, nous pourrons l'affronter en face. »

Estomaqué, les yeux écarquillés, Shan ouvrit la bouche.

« Hé... Hé... Hélios n'était pas encore entré. Il souhaitait... parlementer avec l'Océan... mais j'ignore où ils en sont tous les deux.

— Que peut-il bien chercher là-bas ? s'exclama Christophe, pour qui Océanos n'était qu'une décharge.

— Quoi qu'il recherche, dit Aléane avec un sourire, c'est à nous de le trouver avant lui.

— Attendez ! les interrompit Shan. Vous ne pouvez pas... l'Océan... c'est impossible...

— Il y a au moins un homme qui a réussi à sortir de l'Océan primordial, il se tient devant vous ! Ne vous inquiétez pas pour nous, Shan. Restez ici. Prenez du repos. »

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant