28. Et voici mon royaume

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Zor marchait en tête ; il écrasait du pied les démons inférieurs tombés de l'océan, dont des filets verdâtres, comme une huile frelatée, coulaient du plafond ; il enfonçait sa lame de bronze dans les plus récalcitrants. Ses fantassins formaient des lignes inégales, dont le martèlement enfonçait les rochers sous la boue et perturbait déjà l'équilibre de Vorag.

Enfin, le dieu-soleil traversa la voûte. Une fleur de vapeur noire s'ouvrit au plafond, dont le cœur lumineux se détacha bientôt en une ligne claire. Hélios franchit les kilomètres qui le séparaient du sol de Vorag en un instant et s'écrasa derrière Zor, au milieu de son armée.

Le roi sous la mer planta son épée entre deux rochers et s'y agrippa, tandis qu'une vague de bitume se soulevait devant lui, comme si la boue de Vorag s'enfuyait face à Hélios. Des golems démembrés surnageaient dans cet océan de déchets. Le choc fit une entaille sur son crâne de pierre, mais Zor tint bon ; quand il se releva, ses loups réapparurent à ses côtés, de même que ses troupes de golems.

L'impact d'Hélios avait évacué la boue sirupeuse et laissé des rochers nus, formant un réseau de rivières asséchées. L'armée de Zor convergea vers le cratère du dieu-soleil, où la pierre broyée formait désormais un sol lisse, meuble et sec, comme une poussière lunaire. Sous sa forme astrale vaguement humaine, le dieu-soleil se tenait debout, au centre de la dévastation, posé sur un disque de matière en fusion.

« Es-tu Zor, le roi sous la mer ? »

Zor fut frappé par cette puissance manifeste, gratuite et aveugle, cette énergie inégalée dont avaient rêvé tous les tyrans. Hélios, le premier, avait donné vie à leur rêve commun, le rêve de se tenir au faîte du monde et de ne plus rendre de compte à personne ; le rêve de pouvoir enfin tendre la main et presser les étoiles comme on se saisit d'un fruit. Il était l'ultime pouvoir tyrannique, sa quintessence, sa réalisation. Son existence représentait bien plus qu'un épiphénomène des luttes divines de l'Omnimonde. Il annonçait la fin des temps. Que son projet arrive à son terme ou non, désormais, l'homme était devenu dieu ; l'univers prendrait acte de ce fait et précipiterait la clôture de son histoire.

« Je suis roi, et voici mon royaume, et voici mon peuple. Repars d'où tu viens, car nous sommes ici en mon domaine.

— Ton peuple, répéta Hélios, d'un air ennuyé, comme quelqu'un qui vient à peine de se lever d'un très long sommeil. Dis-moi, ô roi des délaissés et des vaincus, qui parmi ton peuple a connu la grande bataille de Sol ? Qui était dans les armées de Lazarus et de Naglfar ? Est-ce lui ? Ou lui ? »

Le simple fait d'avoir à poser la question de vive voix sembla le mettre en colère. Le dieu-soleil tendit la main vers un golem pris au hasard ; il y eut une étincelle, un claquement bref. La glaise asséchée se fissura, tomba en poussière, tandis que jaillissaient les côtes, les fémurs et le crâne ouvert de la dépouille d'un pillard celte.

Zor broya ces os du pied comme pour faire disparaître cette preuve de faiblesse. Son visage se tordit en un sourire mauvais.

« Je ne connais ni de Lazarus ni de Naglfar. Au demeurant, si ce sont des souvenirs que tu recherches, alors il te faudra des millénaires pour les déterrer ici. »

Hélios se fit soudainement pensif ; il détourna la tête, attentif à une autre traînée d'Arcs, celle du passage de Christophe et d'Aléane.

« L'homme qui a deux noms est ici. Pourquoi est-il venu ?

— Il est venu parce que tu es venu ! s'esclaffa Zor. Chacun copie son adversaire en espérant reprendre une avance sur lui...

— Il a su où aller. Tu me mens, roi sous la mer. Tu me caches la vérité.

— Oh, sans doute.

— Tu ne devrais pas. Je peux te faire connaître des tourments dont tu n'as aucune idée. »

Zor se mit à rire devant l'énormité de cet argument, alors qu'ils se trouvaient dans le cloaque d'Océanos, au fin fond de son enfer aqueux et putride.

« J'accepte ta proposition ! Cela me changera un peu de l'humidité et de la pourriture. »

Hélios claqua des doigts ; un mur de feu s'enroula autour de lui comme un voile, qui repoussa les rangs de l'armée de golems. Ils sentaient bien que leur argile de délitait et que le moindre mouvement briserait leurs membres, aussi s'arrêtaient-ils de bouger, tels des insectes pris au piège ; atteints par le souffle de feu, ils tombaient en poussière.

Zor pointa devant lui, à deux mains, son glaive de bronze, et il avança en direction des flammes.

Ses loups de garde ne quittaient pas son sillage. Leur fourrure roussie partait en lambeaux ; leur peau se couvrait de cloques brunâtres, et leurs écailles chauffées à blanc fondaient entre elles. Mais tant que leurs crocs à venin demeuraient intacts, ils le suivraient encore ! L'un d'entre eux se ramassa sur ses pattes brûlées, consumées en tiges charbonneuses, qu'il brisa en bondissant. Il traversa les flammes et referma sa mâchoire sur l'épaule d'Hélios. Un croc demeura planté quelques secondes dans ce corps de lave ondulante, avant d'y être absorbé.

Zor gardait les yeux ouverts ; le souffle faisait fondre la pierre de son visage, et des gouttes de magma coulaient de ses sourcils comme des larmes de sang. Le visage d'Hélios, avec son arête verticale et son œil unique, se rapprochait de lui. Avec un cri de rage, le roi sous la mer se jeta en avant, lui planta son épée en travers du ventre, et le découpa en deux d'un geste ample. En ressortant par l'épaule opposée, la lame n'était plus qu'un tison rougi, que Zor jeta négligemment derrière lui.

« Qu'espères-tu faire ? » dit Hélios, du ton las de celui qui ne retrouvera jamais d'adversaire à sa mesure.

Avec un rugissement, Zor plongea ses mains en direction du dieu-soleil. Ses doigts ayant fondu, il écrasa dans son œil unique une main réduite à un moignon ; de l'autre, il frappa si fort qu'il lui arracha la tête. La forme astrale d'Hélios tituba légèrement, sans perdre tout à fait son équilibre. Et la tête repoussa aussitôt, dévorant toute la main de Zor. Et l'œil cyclopéen le regardait toujours. Ce n'était pas un œil humain, mais celui d'une étoile. Un astre que ne pouvait vaincre ni la force, ni la ruse, ni l'intelligence humaines, eussent-elles été affûtées par des siècles d'ermitage au fond de l'océan.

Hélios ramena son bras comme un fouet, d'un geste aussi vif que la lumière elle-même ; il brisa Zor d'un seul coup. Piétinant ces débris de pierre, il huma de nouveau la trace de Christophe, d'un air pensif, comme un artiste en mal d'inspiration. Puis il s'envola dans un écran de poussière.

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant