L'histoire vous rappellera toujours qu'un empire n'a besoin que d'un seul tyran, et de dix mille sujets qui se croient incapables de le vaincre.
Ce n'est pas qu'ils sont aveugles, ou couards, ou stupides ; c'est qu'ils savent que le tyran est un tyran, et ne savent pas que les autres le savent.
Adrian von Zögarn, Histoire de l'Omnimonde
Chaque jour, le nombre des condamnés augmentait et Kariev s'enfonçait davantage dans la terreur. De crainte d'être dénoncé soi-même, on dénonçait son voisin ; si le voisin avait déjà fui, on dénonçait son chat. On s'inventait des suspicions, on échafaudait des raisons, finalement, on poussait vers la corde les plus purs, ceux qui avaient refusé de vendre quelqu'un d'autre pour s'acheter un sursis.
Arcana s'en lassait. Depuis la défaite de l'Armada, elle avait cessé de voir ses ministres ; elle passait des journées entières enfermée dans sa salle d'audience, à regarder tomber la neige. L'hiver avait déjà duré quatre mois ; il se terminerait bientôt. D'ici là, ses fruits glacés ne cessaient de se multiplier. Les arbres de la cour ne suffisant plus, on pendait désormais aux ponts.
La reine vampire émit un profond soupir, de ceux que les acteurs de théâtre, jouant le grand amour, expirent entre deux tirades enflammées. Elle-même n'avait jamais connu l'amour. Aussi bien celui de son père absent que de ses amants évanescents, si vite éteints, comme la flamme vacillante d'une bougie, un soir où gronde la tempête. Aussi bien celui que le peuple, dit-on, porte à ses rois, aussi bien celui que Kaldor, disait-on encore, portait aux conscients et qu'en retour, on aurait dû porter à Kaldor.
Arcana s'était contentée d'imitations, tel cet enfant poitrinaire, incapable de sortir de chez lui, qui ne connaît le monde que par les livres, les animaux que par les jouets qui débordent de sa chambre à coucher, qui croit que la carte étendue au bureau de son père est le territoire et qui, en rêve, parcourt un royaume fait de cuir bouilli, teint en vert, sur lequel sont dessinés des châteaux à quatre tours. Tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à une forme d'amour, elle en devenait mortellement jalouse ; elle s'emparait de ce sentiment, le disséquait et l'empaillait, avec la férocité d'un alchimiste en quête de l'absolu, quand bien même elle savait déjà que son absolu n'existait pas, qu'elle n'obtiendrait jamais ce qu'elle voulait vraiment, et qu'elle marchait depuis toujours au bord de l'abîme.
Elle rabattit le châle de soie sur ses épaules, resserra le col de sa robe d'hermine blanche et descendit de son siège. Comme chaque matin, comme chaque soir, elle marcha le long de l'immense vitre décorée, fit glisser sa main contre le verre pour en effacer la buée. Elle ne différenciait plus la nuit du jour, le rêve du sommeil ; elle sentait partout la présence d'Hélios, un soleil éternel, brisant tous les cycles et tous les ordres établis. Un être de chaos.
Sa robe glissa contre un rideau replié. La neige s'était arrêtée, les derniers flocons suspendus dans l'air. Le soir s'abattait sur Kariev, qui retenait son souffle ; la police d'État sortait dans les rues, en chasse de toute sympathie envers le dieu-soleil.
Des lueurs s'allumèrent tout au bout de ses jardins, un petit cercle d'étoiles vacillantes. Elle plissa des yeux. Un groupe de serfs humains protestait à ses portes. Ils étaient déjà venus la veille. Ils étaient revenus ce soir. C'était du jamais vu à Kariev. Ces loqueteaux se trouvaient encore si loin qu'elle ne pouvait pas les compter, ni distinguer l'un de l'autre ; ils formaient une métaphore indéchiffrable.
Arcana ne craignait pas que son royaume soit renversé. Même si la porte de cette grande salle s'ouvrait avec fracas et qu'une jacquerie se déversait sous les lustres scintillants, son règne ne finirait pas. Nul sur Lazarus n'avait la force de défier la reine. Elle était encore une déesse en ce monde. Et les serfs repoussés aux grilles de ses jardins ne souhaitaient rien de plus que d'attirer son attention.
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Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleil
FantasiaL'Armada a été vaincue. Les derniers survivants font route vers Stella Rems, dans l'espoir de reconstituer leur flotte, mais ils ne sont pas certains d'y parvenir. En la bibliothèque universelle de Caelus, Christophe-Nolim rumine son échec. Le dévor...