35. Le premier mouton dans l'espace

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Adrian von Zögarn, alchimiste renommé, savait-il piloter un vaisseau spatial ?

La question secoua les pensées de Reg et lui donna des sueurs froides, tandis qu'Adrian faisait le tour des cadrans et des leviers de contrôle, comme s'il hésitait sur quel bouton appuyer en premier. Le cockpit minuscule du Garuda croulait sous les voyants éteints, les indicateurs de pression, les écrans cathodiques, comme les fioritures excessives d'une décoration baroque. Stratton, habitué au maniement du gouvernail et du cabestan, paraissait intimidé par cette avalanche de mystères.

« Tout va bien, monsieur von Zögarn ?

— Je vous en prie, appelez-moi Adrian. Oui, tout va bien, je cherche juste le bouton pour mettre en marche la ventilation. Ah, ce doit être ceci. »

Il appuya sur un commutateur électrique, ce qui alluma un grand nombre de diodes jaunes clignotantes, comme les yeux amers d'un jury populaire convaincu que l'accusé est coupable. Puis il parut choisir au hasard un autre bouton, et cette fois, ils entendirent un claquement derrière eux, ainsi qu'un souffle continu.

Le mouton bêla, afin de leur rappeler qu'ils voyageaient en compagnie d'un mouton.

« Si tout se passe bien, promit Adrian, tout se passera bien. Ce vaisseau n'avait pas de mode d'emploi, j'en conclus donc qu'il n'y en a pas besoin. Notez que je n'ai aucune idée à quoi servent tous ces bidules, mais je pense qu'on verra sur le tas. L'important, c'est de mettre en route notre réacteur. Monsieur Stratton, pouvez-vous vérifier le voyant qui est à votre droite, je vous prie ? Tant qu'il restera bleu, ce sera bon signe.

— Il est orange, monsieur von Zögarn.

— Hmm... je pense que c'est très bon signe. Capitaine, si jamais la diode acoustique qui est juste devant votre nez se met à faire du bruit, saisissez le levier avec votre crochet, comme ceci, et tirez d'un grand coup sec. »

Adrian poussa plusieurs commutateurs, ce qui alluma une ribambelle de voyants colorés.

« Pour le moment, tout va bien.

— Mais nous n'avons pas encore décollé, protesta Reg.

— Ne soyez pas défaitiste, capitaine. Je vous certifie que nous parviendrons jusqu'à l'Armada. Maintenant, voyons voir... »

Il enclencha ce qui devait être le levier de vitesse de la propulsion principale, ce qui alluma les moteurs atmosphériques du Garuda II. L'appareil fut pris de tremblements furieux. Reg crut que le panneau de contrôles allait se détacher et s'écraser sur eux ; seul Socrate le mouton demeurait stoïque. À travers la vitre épaisse du cockpit, ils virent des bâches enflammées s'envoler devant eux, puis des fûts vides et des morceaux de tôle.

« Que se passe-t-il, monsieur von Zögarn ?

— Hum, les moteurs sont allumés, mais le vaisseau ne bouge pas. Du coup, nous sommes en train de démonter le hangar. Naturellement, j'avais tout prévu. »

Un morceau de tôle ondulée, propulsé sur toute la longueur de l'entrepôt, rebondit contre son plafond, puis cogna sur la vitre. Cela fit sursauter Stratton et Reg.

« C'est un excellent test pour la solidité de notre blindage, assura Adrian. Notez que le vaisseau tient toujours. Cela dit, j'aimerais bien comprendre pourquoi nous ne décollons pas. Peut-être une attache que je n'avais pas vue. À votre avis, monsieur Stratton, que fait ce bouton ici qui clignote ? »

Attiré comme un papillon de nuit par un lampion, Adrian se laissa le loisir d'hésiter, la main en suspension au-dessus de la commande. À la faveur d'une secousse, il appuya sans faire exprès.

« Je suis certain qu'il ne va rien se passer » dit-il d'un air exagérément confiant, à la suite de quoi le Garuda II traversa le plafond de son entrepôt et franchit le mur du son en quelques secondes. Cramponnés à leurs sièges, Reg et Stratton étaient secoués comme de la farine sur un tamis. La diode qu'Adrian avait désignée plus tôt émit un sifflement suraigu ; horrifié, Reg tira sur le levier que l'alchimiste lui avait indiqué, qui se démonta. Des vis, des morceaux de métal et des câbles électriques déconnectés s'envolèrent.

« Ah, dit Adrian, avec une voix étonnamment claire malgré les secousses. J'étais sûr que le Garuda II n'était pas totalement achevé. Cela dit, nous sommes encore en vie.

— La lumière est bleue, dit Stratton d'une voix blanche, mais elle clignote.

— Curieux. Je me demande bien ce que ça veut dire. »

L'accélération les clouait à leurs sièges. Les moteurs du Garuda II étaient puissants, et s'ils accéléraient davantage, ils seraient bientôt réduits en bouillie. La perspective d'être mélangé au mouton n'enchantait guère le capitaine Reg. Il essaya de se concentrer sur les ruisseaux de condensation qui passaient sur la vitre, car Garuda II traversait déjà les nuages.

« À part ça, comment vont vos tympans ? Pas de maux de tête ? Je crois que la pression interne est stable.

— Nous vous servons de cobayes, comme le mouton, s'étrangla Reg.

— Ce n'est pas vrai. Socrate n'est pas un cobaye. C'est un passager que nous transportons à titre gracieux, afin qu'il découvre le monde.

— Mais pourquoi un mouton ?

— Parce que le mouton est le meilleur ami de l'homme, capitaine Reg. »

Reg ne trouva rien à riposter, et de toute manière, il ne souhaitait pas répondre. Le Garuda II avait atteint les couches supérieures de l'atmosphère. Libéré des perturbations de l'air, il cessa de vibrer ; les dernières gouttes d'eau sur la vitre se changèrent en cristaux de glace. Le bleu du ciel s'enfuit de leur champ de vision, les laissant nez à nez avec le vide intimidant de l'espace.

« C'est dommage, nota Adrian en cherchant une commande de dégivrage. La plus belle vue de Neredia est derrière nous, et je ne trouve pas une caméra pour vous la montrer. »

Son visage s'illumina, une expression caractéristique que Reg associait désormais à un danger imminent.

« Messieurs ! J'oubliais ! Félicitations. Vous êtes les deux premiers hommes de votre planète à être allés dans l'espace. Est-ce que cela vous inspire une phrase historique ?

— J'ai soif, l'informa Stratton.

— Oui, ça doit venir du régulateur d'atmosphère, l'humidité est au minimum pour éviter la condensation et les court-circuits électriques. Capitaine Reg, une phrase pour l'humanité ?

— Si nous y restons, Adrian, je vous jure que l'enfer ne sera pas assez grand pour que vous m'échappiez.

— Hum. Sinon, pour fêter ça, il doit me rester des caramels. Je les ai achetés il y a six ans à Yora et je crois qu'ils sont encore bons. »

Il se mit à fouiller dans sa veste de costume, qui portait encore une étiquette de location.

« Et maintenant ? lança Reg pour le forcer à se concentrer de nouveau, conscient qu'Adrian pouvait oublier à tout moment ce qu'il était en train de faire, changer de trajectoire et retourner sur Neredia pour aller y élever des moutons.

— Maintenant ? Ah, oui. Le plus difficile commence. Je vais mettre le feu au réacteur. Disons, dans dix minutes ? Il faut d'abord qu'on prenne une photo avec Socrate. C'est le premier mouton dans l'espace ! »

Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant