En ces temps-là, Océanos veillait sur les mondes, à sa manière.
L'Omnimonde avait vu fleurir des milliers de civilisations, dont certaines, incomparables, avaient atteint des sommets de sapience, de raison et de beauté. Il avait vu prendre forme des empires immenses, naître des dieux puissants. Et chacun de ces êtres démesurés avait cru, un jour, à son immortalité. Chacun de ces grands hommes, en se levant un matin, s'était dit : peut-être suis-je le premier éternel à voir le jour.
Mais l'Omnimonde n'avait rien vu d'éternel et Océanos en était le témoin.
Sa contribution à l'équilibre des mondes était méprisée de tous, et pourtant, indispensable, comme l'est le travail des insectes charognards et coprophages. Océanos était le puits sans fin dans lequel convergeaient les dernières ruines, les vestiges des civilisations anéanties, les souvenirs des dieux vaincus, les âmes trop fières qui n'avaient jamais trouvé le repos.
Océanos avait existé depuis l'aube de la Création, il avait gonflé lors du Déluge, et il existerait jusqu'à la fin des Temps, jusqu'à l'extinction des dernières étoiles. Alors, les portes de l'oubli se fermeraient sur cet univers ; le dernier homme jetterait un regard affligé en arrière, et se demanderait, à raison, si tout avait été pour le mieux. Et ce dernier être conscient, ce fragment minuscule écrasé par un héritage millénaire, rejoindrait l'océan.
C'est ainsi qu'Océanos, lui-même conscient, lui-même doté de pensée, voyait l'histoire de l'univers.
Sa vision était antithétique de celle de Caelus. Dans son phare d'Alexandrie, Caelus faisait provision de science, il empilait la connaissance et l'histoire de l'Omnimonde, telles que racontées par les historiens et par les scribes. Il faisait main basse sur les encyclopédies de Diderot et d'Alembert, sur les textes originaux de Tchouang-tseu, sur le journal intime de l'empereur Vilna. Ainsi, la bibliothèque devenait-elle une image de l'univers, mais une image incomplète, comme un mirage sans profondeur.
Océanos était l'autre versant de la montagne, l'autre côté de l'iceberg. Un monde fait de remords et de regrets, de jalousie et de colère, de cruauté et de souffrance. Un monde tissé par les âmes en peine, prisonnières de l'océan ; l'enfer où atterrissaient tous ceux qui s'étaient trop longtemps égarés dans la Noosphère.
Dans cet univers, les démons les plus malins pouvaient faire des allers-retours entre le rêve et le réel, prendre possession de corps humains, et faire vivre indéfiniment leurs espoirs, comme une chandelle que l'on raccommode sans cesse avec des bouts de suif. Océanos savait que rien n'est éternel, et que ceux qui prétendent vivre à jamais se déforment tantôt en monstres ; sa mission était d'empêcher que ces monstres se déversent dans le réel.
Premier et dernier immortel, il ne tirait aucun orgueil de sa tâche, aucun contentement à écraser ces esprits malades comme des graines sous un marteau, à diluer les lacs ambrés de ces âmes anciennes dans ses eaux empoisonnées. Frontière séparant la vie de la mort, Océanos était nécessaire, comme le sont le vent et la pluie, sans lesquels rien ne pourrait vivre.
Dans cet univers, le décompte des morts dépassait celui des vivants de nombreux ordres de grandeur, et le passé avait vu des choses largement plus admirables, plus divines, ou plus ignobles, que ce que le présent n'était en mesure de produire. Si l'univers avait été un arbre, Caelus se situait dans ses frondaisons et cueillait ses fruits ; mais ses racines plongeaient dans les eaux d'Océanos, et en dévorant les souvenirs de ses prisonniers, l'océan primordial avait entendu tout ce qu'il fallait entendre, vu tout ce qu'il fallait voir. Quant aux autres dieux de l'Omnimonde, il ne les considérait au mieux que comme des enfants, ne tenait envers eux aucune forme d'estime ; il avait dévoré nombre d'entre eux.
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Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleil
FantasiL'Armada a été vaincue. Les derniers survivants font route vers Stella Rems, dans l'espoir de reconstituer leur flotte, mais ils ne sont pas certains d'y parvenir. En la bibliothèque universelle de Caelus, Christophe-Nolim rumine son échec. Le dévor...