Nolim III : Les Trois Noms du dieu-soleil

32. Les trois noms du dieu-soleil

« Trois clés, reprit Christophe, qui pencha de la reconnaissance vers la déception.

— C'est tout ce dont vous avez besoin pour vaincre le dévoreur d'étoiles. Trois clés pour entrer dans son âme.

— Mais l'étoile elle-même ?

— Ne craignez pas le principe du corps d'Hélios. L'univers est empli de monstres cosmiques et aucun n'est parvenu à tout engloutir. Au contraire, craignez le principe de son esprit. Car si son corps est une étoile, son esprit est la source même du chaos. Il est le dieu qui apporte la division entre les mondes. Ne l'oubliez pas. Cet esprit a effleuré la Terre, et la Terre a vécu des siècles de conflits entre civilisations, entre religions, entre empires, entre peuples, et jusqu'au sein des peuples, jusqu'au sein d'une même famille, et jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul homme debout sur le champ de bataille, et que cet homme s'effondre mort à son tour. Et la Terre vivra peut-être encore des siècles de divisions.

— Entendu, dit Christophe. Trois clés pour entrer et, je suppose, mettre fin à la symbiose. »

Néa hocha la tête.

« Bien entendu, ce sont des clés que vous êtes le seul à pouvoir employer, car vous êtes le dernier mage des Noms. Vous détenez un savoir essentiel, un savoir glané au cours de votre long voyage.

— Admettons. »

La Solitaire aux cornes blanches donna la main à Lilith, qui s'en empara avec inquiétude. Elle craignait presque autant l'éveil que le sommeil ; vivant toujours encerclée de cauchemars, elle redoutait toute forme d'inconnu.

« Dis-leur, Lilith. C'est toi qui possèdes ces trois clés.

— En es-tu certaine ?

— Elles n'étaient en sécurité qu'auprès de toi, mon enfant. Tu as dormi deux mille ans, et tant que tu dormais, derrière l'écran de tes rêves, ces noms demeuraient inconnus de l'univers. Ils ne pouvaient être révélés qu'aujourd'hui. »

Lilith fronça des sourcils. Il lui sembla que les brumes aux alentours s'écartaient, et que le croissant de Terre jetait sur son monde une clarté inhabituelle.

« Tu as raison, mère. Ô voyageurs, je vous offre les trois noms du dieu-soleil.

Son premier nom est Hélios.

— Nous le connaissons déjà » protesta Christophe, mais Aléane le força au silence d'un regard, pour permettre à Lilith de poursuivre de sa voix tremblante.

Elle avait le regard vague, plongé dans la lecture d'un texte qui s'écrivait devant elle, qui l'attirait dans ses plus sombres souvenirs. Comme la Terre, Lilith avait frôlé l'étoile du chaos, et elle bataillait depuis des siècles, dans ses rêves, contre son influence maudite.

« Son deuxième nom est Hela. C'est le nom de la déesse-soleil de notre monde, la première étoile qu'il a fait sienne. Vous ne pouvez pas espérer détruire Hélios sans rompre le lien qui l'unit à Hela, et vous ne pouvez pas espérer rompre ce lien sans employer son nom.

Son troisième nom est Ikar. C'est le nom de l'homme qui s'est abandonné aux flammes, dans l'espoir de vaincre le Temps. Vous ne pouvez pas espérer détruire Hélios sans rompre le lien qui attache Ikar à ses soleils, et sans l'arracher de l'enfer où il a plongé. »

Lilith émit un soupir atone pour marquer la fin de son discours.

« Et tout ceci, reprit Christophe d'un air circonspect, fait partie du plan de Kaldor ?

— Vous ne le saurez jamais » dit Néa avec un sourire.

Elle passa un bras autour des épaules de sa fille muette.

« Viens, Lilith. Tu as bien agi. Maintenant, nous pouvons partir.

— Es-tu certaine, mère ? N'as-tu rien d'autre à dire à Aléane ? »

Néa s'accorda un bref regard pour sa sœur d'âme. Leurs esprits se croisèrent ; malgré leur différence, ils résonnèrent à l'unisson, comme un duo d'instruments qui s'échangent le la. Mais le sourire de Néa, à mi-chemin entre l'encouragement et le défi, formait une frontière infranchissable.

« Je ne peux rien lui apprendre. Toutes ses vérités lui ont déjà été révélées.

— Quelles vérités, mère ? Ne sont-elles pas toutes différentes à chacune de ses itérations ?

— Cette Aléane n'a qu'une seule vérité. Viens, mon enfant. »

Christophe se tourna vers sa compagne. Était-elle certaine de les laisser partir ?

« Où allez-vous ? demanda-t-elle seulement.

— C'est vrai, mère, où allons-nous ?

— Partout où nous voudrons aller.

— Mais nous sommes entourées par les ombres.

— Il n'y a plus rien autour de nous, mon enfant. »

Lilith comprit alors qu'elle était libre ; la brume de ses cauchemars se dispersa dans l'espace, révélant, derrière les ruines marécageuses, un champ d'étoiles. Elles marchaient sur un sol devenu invisible, sous l'œil bienveillant de la Terre ; des lumières scintillaient autour d'elles, d'autres âmes prises au piège, désormais sauvées, qui les accompagnaient comme un groupe de dauphins.

Christophe – Nolim – Aléane disparurent derrière elles, happés par ces crépitements exaltés. Eux aussi portent trois noms, songea Lilith, comme Hélios. Eux aussi ont essayé de vaincre le Temps. Ils sont si semblables au dieu-soleil qu'ils ne pouvaient qu'entrer en collision avec lui. L'univers est trop petit pour que ces deux êtres coexistent.

« Dis-moi, mère, qu'est-ce que l'amour ? »

Lilith ignorait la destination de leur chemin pavé de lumière, qui traversait les astres et les rêves ; mais elle n'avait plus peur. Sa main solidement ancrée à celle de sa mère, elle se souvint qu'elle était, elle aussi, un être de lumière, et que malgré ses longues années d'errance, malgré l'infection de ses pensées par le chaos, elle était redevenue elle-même.

« L'univers nous afflige, expliqua Néa. Il nous affligera toujours, car il ne sait pas ce qui nous rend heureux et ce qui nous fait souffrir, car il est ignorant de nous, et que ses lois ne sont pas les nôtres.

Nous naviguons à contre-courant du réel, et l'amour est notre figure de proue, parce que c'est la seule manière juste de vivre que nous avons trouvée. C'est notre résilience. Parfois, aussi, notre résistance.

— Ils s'aiment, n'est-ce pas ?

— C'est bien plus que cela, mon enfant. Leur amour est comme une étoile. Ils ont transgressé les lois de l'univers, car c'est cet univers aveugle et cruel qu'ils ont combattu pour le défendre. C'est pourquoi ils ont inventé quelque chose que tous les conscients venus après eux n'ont fait que reprendre, chacun à leur manière, mais jamais dans son ensemble. Cela porte un nom.

— Je comprends » dit Lilith.